Carte de visite
Gisèle Quenneville, Linda Godin et Daniel Lessard rencontrent des personnalités francophones et francophiles. Découvrez ces politiciens, ces artistes, ces entrepreneurs ou ces scientifiques dont l'histoire, extraordinaire, mérite d'être racontée.


Vidéo transcription
Serge Bouchard : Anthropologue
Serge bouchard est un anthropologue québécois qui se passionne pour les Amérindiens, le nord du Québec et de l’Ontario. Il est l’auteur de nombreux livres et articles sur le sujet. Depuis quelques années, il se penche sur le passage du temps et sur l’impact des nouvelles technologies dans la société. Il partage ses passions avec les francophones partout au Canada, en animant une émission à Radio-Canada. Carte de visite l’a rencontré chez lui.
Réalisateurs: Francis Lussier, Marie Léveillé
Année de production: 2012
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GISÈLE QUENNEVILLE rencontre des personnalités francophones et francophiles: des politiciens, des artistes, des entrepreneurs ou des scientifiques dont l'histoire, extraordinaire, mérite d'être racontée.
Début générique d'ouverture
[Début information à l'écran]
Carte de visite
Fin formation à l'écran
Fin générique d'ouverture
GISÈLE QUENNEVILLE s'adresse au public de l'émission.
GISÈLE QUENNEVILLE
Bienvenue à Carte de visite.
Serge Bouchard est devenu
anthropologue avant que la
discipline existe vraiment. Ce
Québécois s'est passionné pour
les Amérindiens, pour le nord
du Québec et de l'Ontario.
Il a publié une quinzaine
d'ouvrages et une soixantaine
d'articles sur le sujet. Ces
dernières années, il a réfléchi
sur le passage du temps et sur
l'impact des nouvelles
technologies dans la société.
Depuis 20 ans, Serge Bouchard
partage sa passion avec des
francophones de partout au pays
en tant qu'animateur de radio
à Radio-Canada. J'ai rencontré
Serge Bouchard dans le bois,
chez lui, à Huberdeau dans les
Laurentides au Québec.
(L'entrevue se déroule à l'extérieur, devant la maison de SERGE BOUCHARD.)
GISÈLE QUENNEVILLE
Serge Bouchard, bonjour.
SERGE BOUCHARD
Bonjour.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous êtes anthropologue.
Qu'est-ce que ça fait, un
anthropologue?
SERGE BOUCHARD
Ça peut faire à peu près
n'importe quoi, bien des
choses. C'est un métier qui, à
l'origine, pour moi, quand
j'étais jeune, quand j'ai
choisi d'être anthropologue,
c'est un métier qui n'existait
pas. À part d'être professeur à
l'université ou professeur
dans... être professeur tout
court d'anthropologie, dans la
vie, c'est un métier qui
n'existait pas en 1970. Je l'ai
pratiqué. J'ai pratiqué un
métier qui n'existe pas. Ça
veut dire un élan de
créativité, c'est créer des
clients, crée une demande,
créer un besoin qui... et puis
l'anthropologie, c'est une
science humaine normale. C'est
donc une science molle, une
science d'interprétation, de
jugement, de culture. Moi,
je n'appelle plus ça une
science, j'appelle ça un art.
Et c'est au même titre que la
sociologie et que la
psychologie, une sorte de
commentaire sur la condition
humaine. Mais l'anthropologie,
ça couvre tout.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous avez dit qu'on en fait
ce qu'on veut, finalement.
Qu'est-ce que vous en avez fait?
SERGE BOUCHARD
Beaucoup de choses. Non, non,
beaucoup de choses. Finalement,
quand j'y repense, parce que
j'ai jamais été professeur à
l'université. Au fond, j'ai été
toute ma vie une sorte de
consultant, de chercheur.
Chercheur mercenaire dans des
contextes de conflits entre les
autochtones et le gouvernement
fédéral, des questions
territoriales, de
l'ethnohistoire, de la
recherche, faire des
démonstrations. Et puis ensuite,
très rapidement, des éléments de
communication. Je suis devenu
un communicateur. Donc,
communiquer ce savoir,
communiquer cette perspective
et ce point de vue de... de
l'être humain, du facteur
humain.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous avez grandi à
Montréal, vous avez fait vos
études à Montréal. Pourtant
vous vous êtes intéressé aux
autochtones. D'où est venu
cet intérêt-là?
SERGE BOUCHARD
Tout jeune. Je dirais
probablement de l'école
primaire.
Un fait assez curieux.
Mais je suis un enfant du
primaire dans l'est de Montréal,
dans une école où...
GISÈLE QUENNEVILLE
Il n'y avait pas beaucoup
d'autochtones.
SERGE BOUCHARD
D'une part. Et nos
professeurs, évidemment,
élevaient des enfants pour être
ouvriers. Nos professeurs au
primaire ne pensaient pas qu'on
allait poursuivre nos études.
Mais... moi, j'étais un
passionné de géographie et
d'histoire déjà quand j'étais
petit. J'étais tombé dans la
soupe. Je voulais qu'on me
raconte des histoires. Même à
l'école. Et l'histoire qu'on
me racontait en français qui
était l'histoire nationale des
Canadiens-Français, catholiques,
m'a heurté, m'a frustré, j'étais
indigné à l'âge de neuf ans.
J'étais indigné de ce qu'on me
disait sur les Indiens. Je me
suis dit: si ça, ça a pas
d'allure, parlez-moi des
Indiens et parlez-moi du
territoire. Très jeune, j'étais
passionné du territoire, de la
géographie. Je regardais les
cartes du Canada pendant des
heures, je regardais ça.
J'étudiais la carte du Canada
et tout ce qui était vert
sauvage, où il n'y avait pas de
routes, pas de villages,
j'imaginais les Indiens, la
nature, c'était un fantasme
imaginaire, c'est l'imaginaire
pur. Je me disais: un jour,
je m'en vais là. Mais c'est
exactement la polarisation.
C'est... je suis un petit
garçon de l'est de Montréal,
j'ai été élevé dans l'asphalte,
les raffineries de pétrole, les
cimenteries, les gros camions
d'huile. On appelait ça les
camions d'huile, c'était des
camions qui transportaient de
l'essence. J'ai pas d'horizon
autre qu'un horizon industriel.
Mais j'ai développé cette
passion pour la nature et, on
appelait à l'époque, les
Indiens. J'ai réalisé mon rêve.
Quand j'ai fait mon cours
classique, déjà, je m'orientais
très jeune, je savais que je
ferais anthropologie. Quand
j'ai vu que c'était
l'archéologie, anthropologie
ou ces domaines-là qui
pourraient me mener au Nord
chez les Indiens, je suis parti
là-dedans.
GISÈLE QUENNEVILLE
Donc, vous étudiez, vous
surveillez la situation des
autochtones depuis plus de 30
ans maintenant, 40 même. Comment
est-ce que vous caractérisez la
situation des autochtones
au Canada aujourd'hui
en 2012-2013?
SERGE BOUCHARD
C'est une drôle de question.
C'est vrai que ça fait très,
très longtemps. Je dirais même
depuis un demi-siècle que je
suis la situation quand j'y
pense parce que, adolescent,
j'étais déjà aussi passionné
qu'un jeune qui lit tous les
Harry Potter. Moi, ce que je
lisais, c'était les livres sur
les Indiens, les livres sérieux
sur les Indiens. J'étais une
sorte d'encyclopédie ambulante.
Une sorte de malade mental.
Imaginez-vous, on est en 1965.
J'étais fou de ça. Je n'ai
plus d'amis. Je ne peux plus
parler à personne, parce que
personne s'intéresse
aux Indiens.
GISÈLE QUENNEVILLE
Aviez-vous jamais rencontré un
Indien à ce moment-là?
SERGE BOUCHARD
Non, tout ça est abstrait.
Tout ça est abstrait pour moi
jusqu'au jour où je suis
débarqué dans le Nord pour la
première fois et que je suis
tombé en amour et tout ça.
GISÈLE QUENNEVILLE
Et c'était ce à quoi vous
vous attendiez?
SERGE BOUCHARD
Oui et non parce que je
connaissais beaucoup la
littérature. C'était plus beau.
Si je prends le côté bénéfique,
je suis tombé en amour.
Là, y a une magie.
Quand on monte dans
le Nord ou dans le Moyen-Nord,
dans le subarctique, moi, je
suis allé au Labrador puis
Côte-Nord, mais quand tu vois
ça pour la première fois, soit
que tu vois rien puis ça
t’écœure, tu t'ennuies puis tu
veux repartir, soit tu tombes
profondément en amour. Puis les
gens qui tombent profondément
en amour avec le Nord, c'est
une magie, personne ne peut
l'expliquer. Tu viens...
regarde, wow! Moi, c'est ce qui
m'est arrivé. Vous m'avez posé
la question, ce qui est
espérant dans cette histoire
incroyable, c'est la
résilience des Premières
Nations. Et la résilience des
Premières Nations, ça reste un
mystère. À peu près tous les
peuples du monde auraient lancé
la serviette. On parle
carrément d'assimilation. Mais
évidemment, le processus
d'assimilation continue très
fort. Puis dans les réserves
indiennes les plus désespérées,
les plus tragiques, y a des
mouvements de retour, de
redressement sur le plan
scolaire, sur le plan des
espoirs, des rêves puis de
l'éducation des enfants.
Évidemment, de leur côté, avec
toute l'adversité du monde, la
santé, le sens de la vie, etc.,
etc., c'est l'éducation qui va
être la... mais une éducation
qui tienne compte leur identité
et qui inclue leur culture et
leur langue.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous dites dans un de vos
essais, un de vos écrits, dans
votre dernier livre, « C'était au
temps des mammouths laineux »,
vous écrivez: « Mon pays, ce
n'est pas un pays, c'est un
arrangement juridique
malcommode et une montagne
d'inculture historique. »
C'est... qu'est-ce que ça veut
dire, ça?
SERGE BOUCHARD
Ça veut dire que le Canada n'a
jamais réussi à se donner
organiquement et profondément
un sens. Un sens national et
une culture originale. Et même
se regarder dans un miroir qui
dirait: nous sommes cela.
Parce que le Canada, c'est un
arrangement, c'est une sorte
d'arrangement. C'est d'ailleurs
36 hommes, qui n'étaient pas les
plus intelligents du monde
d'ailleurs, je vous le
soulignerai, mais qui étaient
des gens de pouvoir, qui
s'assoient puis qui disent: on
va faire ça comme ça. Sans
consultation. Ça va
être une couronne, une
couronne fédérale, des couronnes
provinciales. On fait ça comme
ça. On sait très, très bien que
c'est un arrangement pour les
ressources naturelles et
l'enrichissement de gens...
Ce sont des coteries
qui ont fait un Canada qui doit
exister. Mais y a des
anglophones là-dedans, y a des
francophones, on vient de parler
des Premières Nations. Elles
sont où au Canada, les Premières
Nations? Elles sont dans des
réserves indiennes. Et dans
l'ignorance et l'oubli. Les
Métis sont où au Canada? Les
Métis francophones et
anglophones? Sont nulle part.
À part peut-être... sont nulle
part, les Métis. On n'en parle
pas, du métissage biologique et
culturel, de la poussée
territoriale, de ce qui s'est
fait vraiment. L'Ouest
canadien, c'est un genre... qui
commence en 1870-80 dans la
tête des gens. C'est horrible,
les mensonges qu'on se raconte.
GISÈLE QUENNEVILLE
Revenons aux autochtones.
Vous, vous avez travaillé auprès
d'entreprises privées, de corps
policiers finalement pour
expliquer les autochtones aux
Blancs. Est-ce que la façon de
penser des Blancs vis-à-vis des
autochtones a changé au fil
des ans?
SERGE BOUCHARD
Depuis... pas à cause de moi,
certainement pas à cause de
moi, mais depuis, oui, oui, je
dirais que depuis 30-40 ans,
partout, l'ouverture est plus
grande, y a moins de certitudes,
y a moins d'intolérance qui...
Y a plus de curiosité, plus de
respect aussi. Quand les
choses se mettent ensemble
telles que je les vois partout,
c'est... On n'est pas rendu à
une véritable... à un véritable
lien organique, mais on est
rendu plus loin qu'y a 40 ans.
J'ai travaillé avec les
travailleurs forestiers pour
raconter l'histoire des
Premières Nations et de
l'Amérique. Raconter l'histoire
de l'Amérique en étant inclusif.
Les policiers, les
fonctionnaires, les... je l'ai
fait en français, en anglais,
dans plusieurs provinces, dans
l'Ouest canadien, beaucoup les
Premières Nations comme public.
Raconter... bien oui,
énormément, la moitié de
mon ouvrage sur 25 ans
d'apostolat, c'était dans les
réserves indiennes. Avec... les
jeunes, ça vaut la peine d'en
parler, mais c'est
dramatiquement un besoin. Moi,
j'ai joué ce rôle-là, j'ai pas
été le seul, mais j'ai joué
ce rôle-là puis j'ai attaché
beaucoup d'importance à ça.
J'ai de la misère à exprimer
aujourd'hui la mesure du
bénéfique. Je ne sais pas si
ça a fait du bien ou si ça a
pas fait du bien, mais le
besoin, je peux vous dire,
était là, est très, très fort.
Et ça touche toujours des
fibres importantes.
GISÈLE QUENNEVILLE
Nos gouvernements de nos
jours semblent s'intéresser
de plus en plus au Nord. On a
Stephen Harper avec ses projets
pour l'Arctique, on a au Québec
le Plan Nord. En Ontario, y a
le Cercle de feu. Est-ce que
c'est avantageux pour les
peuples autochtones et inuit
de mêler peut-être leur culture
avec leur futur économique et
est-ce que ça fait partie de
leur futur économique?
SERGE BOUCHARD
Je pense que ça fait partie
de leur futur économique et
c'est avantageux parce que plus
tu vas... plus le Nord devient
un enjeu et qu'il y a une
activité dans le Nord,
ça donne... d'abord,
ça donne un pouvoir politique,
un levier politique pour les
Premières Nations du Nord. Si
moi, j'étais un leader de
Première Nation, je dirais:
à partir de maintenant,
qu'est-ce qu'on fait? On va
travailler sur notre culture,
mais il faut travailler sur la
création de la richesse, faut
travailler sur la modernité. On
a toujours eu des Plans Nord. Au
fond, ce qu'on veut, le Plan
Nord, c'est simple, création de
richesses. Pour les Indiens, les
Premières Nations, c'est sûr
que c'est bon, c'est très, très
bon, mais ça va poser le
problème de comment à tout le
monde. Le Canada, c'est un pays
nordique à 80%. Et comment
allons-nous occuper le
territoire? Comment allons-nous
l'aimer et l'exprimer? Le
respecter aussi parce que ça,
c'est le grand enjeu, il faut
aller chercher des richesses.
C'est très positif. Mais dans
un territoire qu'on aime
profondément. Et qu'on respecte
profondément.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous, vous avez un grand
respect pour le Nord. Je pense
que vous aimez beaucoup le
Nord au point où, si je ne
m'abuse, vous avez passé votre
voyage de noces en partie à
North Bay dans le Nord de
l'Ontario. Votre femme
était d'accord?
SERGE BOUCHARD
Euh... je ne pourrais
pas dire.
GISÈLE QUENNEVILLE
Elle vous a suivi en
tout cas.
SERGE BOUCHARD
Oui, c'est ça. On parle
d'amour, là. Effectivement,
c'était bien original. On parle
de 1969. Je me suis marié en
69. Mais j'avais cette folie et
cette passion et j'avais dit à
ma femme qui, elle, était
montréalaise, mais qui n'avait
pas cette passion: « Je vais te
faire découvrir quelque chose. »
Effectivement, je suis parti
dans le Nord de l'Ontario où
travaillait mon frère qui
était géologue aussi.
C'était effectivement North
Bay. C'est un voyage qui s'est
poursuivi jusque du Nord de
l'Ontario jusqu'à Kapuskasing
puis tous ces endroits.
Revenir vers Chibougamau par des
routes qui, à l'époque,
n'étaient pas des routes bien
marquées. En 69, la route
Senneterre-Chibougamau...
GISÈLE QUENNEVILLE
C'était raboteux.
SERGE BOUCHARD
Pas mal raboteux. Il fallait
que t'aies beaucoup d'espoir
pour rouler là-dessus. Elle l'a
jamais oublié. C'était...
c'était beau, on avait pu
pénétrer dans une sorte de
nordicité, la première
nordicité. Le premier écran de
nordicité qui est la forêt
boréale. Et ça, bien... oui,
j'ai fait ça.
GISÈLE QUENNEVILLE
Diriez-vous qu'il y a une
différence entre le Nord de
l'Ontario et le Nord-du-Québec?
SERGE BOUCHARD
Oui, y a une différence parce
que le Québec est plus nordique
avec sa toundra. C'est la seule
province canadienne qui a une
zone arctique. Mais pour le
reste, non, pas du tout, c'est
en continuité parfaite.
D'ailleurs, je vois pas pourquoi
on a mis une frontière. Enlève
la frontière, t'es toujours dans
le même jardin. Tu passes du
lac Athabaska puis tu t'en vas
jusqu'au Labrador, s'il y a
personne qui te l'a dit, il
s'est pas passé grand-chose.
T'as vu un épinette puis un
autre, un lac, puis un
ruisseau, une épinette puis une
autre, un marécage puis une
pessière puis... toujours
pareil. Mais c'est magnifique.
Nous, on a retenu ça comme
étant des petits chicots,
de la pauvreté, des
mauvais paysages, de la dureté,
y a rien là. Les Premières
Nations, c'étaient les grands
paysages artistiques,
philosophiques, ontologiques.
Ils ont tellement aimé ça, les
chasseurs nomades, écoutez,
c'est le paradis terrestre,
c'est le jardin nordique.
Malgré la mouche noire, malgré
les grands froids d'hiver, ils
s'étaient adaptés. C'était une
grande fierté. Ils s'étaient
adaptés à ça.
GISÈLE QUENNEVILLE
Quand vous êtes allé dans le
Nord de l'Ontario, que ce soit
à North Bay, Sudbury ou plus au
nord à Hearst, Kapuskasing,
Cochrane, vous avez sans doute
rencontré des francophones.
SERGE BOUCHARD
Oui.
GISÈLE QUENNEVILLE
Avec votre chapeau
d'anthropologue, comment vous
évaluez la façon dont les
francophones s'y prennent pour
tenter de garder leur langue?
Que ce soit dans le Nord ou
ailleurs en Ontario.
SERGE BOUCHARD
Quand j'ai... autant j'ai
découvert la réalité historique
des Premières Nations, autant
j'ai découvert, ça, ça été un
choc dans ma vie, au fil de mes
recherches puis de mes voyages,
la francophonie américaine.
Pas la francophonie de la vallée
du Saint-Laurent, pas le Québec,
oublions le Québec, mais la
francophonie américaine qu'on
retrouve partout. L'immense
francophonie métissée des Grands
Lacs dont personne ne parle.
C'est un moment perdu de notre
histoire. La francophonie de
l'ouest. D'avant le Manitoba,
la francophonie d'avant
l'Alberta, ça, c'est évident.
Puis, on va aux États-Unis
puis c'est pareil.
Pour ce qui est de l'Ontario,
c'est encore pire parce que
l'Ontario est très proche du
Québec et là, la francophonie
était très forte. Y a eu des
rêves et des espoirs. D'abord
dans les Grands Lacs, première
période; deuxième période,
Nord Ontario qui devait être ce
fameux rêve d'un nouvel
Ontario, d'un
Manitoba-Ontario-Québec. Donc,
l'idée de la francophonie était
forte. C'était un grand rêve.
Ç'a été un échec. Ç'a été un
échec, le Manitoba est tombé
dans des lois anti-françaises,
l'Ontario l'a fait aussi
évidemment. Puis on n'a jamais
pris ça au sérieux, puis
justement, l'Ontario a été
abandonné plutôt aux
francophones en disant: bien,
regarde, de toute façon,
c'est le dernier
acte de toute façon, c'est la
partie de l'Ontario, on peut
bien leur laisser ça. Ils vont
crever dans le bois puis tout
ça. Mais ça a résisté puis c'est
toujours là. Oui, j'ai voyagé,
j'ai donné des conférences, j'y
ai été puis ça a toujours été:
wow! Tu vas à Hearst puis tu te
dis: ça, c'est-tu un
village gaulois? C'est-tu
fort! Ça vient nous chercher
très profondément. Le français,
c'est pas une langue étrangère
en Ontario. Le français, c'est
constitutif de l'Ontario.
C'est d'ailleurs un Français qui
me fascine qui a été... qui
s'est promené le premier en
Ontario, on devrait mettre des
statues partout puis en faire
un mythe même si on fait
toujours des mythes avec
l'histoire. Il faut inventer
ses mensonges, je l'ai toujours
dit. Mais c'est quand même
Étienne Brûlé qui s'est promené.
Il parlait français, Étienne
Brûlé. Il a parlé huron, il a
pas parlé anglais. Il s'est
promené partout et ensuite, à
sa suite, il en est venu des
pochetées des comme lui. Le
métissage franco-amérindien
est une grande histoire qui
mériterait d'être racontée.
Le français, c'est une langue
ontarienne. Ça, c'est... moi,
c'est ça qui me fascine
aujourd'hui quand on a réduit
les deux peuples fondateurs
puis les deux langues puis t'es
bilingue, puis c'est obligatoire.
C'est ça que je disais, c'est
un arrangement juridique
malcommode. C'est bilingue,
c'est pas bilingue, je
t'interdis. Y a pas d'école,
y a pas de ci puis tout ça,
regarde...
Maudite humanité mesquine.
Quand tu y penses. Faut-tu être
mesquin. C'est des belles
langues, euh... regarde, si
j'étais premier ministre du
Canada, je mettrais tous les
Canadiens à l'algonquin,
ça presse.
GISÈLE QUENNEVILLE
Revenons en 2012. Parlons des
nouvelles technologies. Parce
que ça, vous en parlez aussi
dans votre dernier livre. En
fait, votre dernier livre, vous
parlez beaucoup du passage du
temps. Vous êtes rendu à la
mi-soixantaine aujourd'hui.
Est-ce que vous trouvez que les
choses ont beaucoup changé
durant votre vécu?
SERGE BOUCHARD
Les questions se posent de
plus en plus pressantes.
C'est-à-dire qu'il y a de
grandes questions qui se posent
à l'humanité.
J'aime bien que
ces questions soient
universelles, mais au Canada,
elles sont là, elles sont
exacerbées. Le problème de la
diversité culturelle, le
problème du multilinguisme, du
polyglottisme, de l'histoire, de
l'identité. Sur le plan du Nord,
c'est les mêmes questions:
Est-ce qu'on va refaire les
mêmes erreurs que dans le
passé? Sur le plan
technologique, oui, c'est sans
précédent. Là, on est...
Mais les questions se font de
plus en plus pressantes.
Qu'est-ce que le monde devient?
Quels sont les nouveaux
paramètres qui font que ce sont
des nouveaux défis? Et le temps
passant effectivement, on ne
pourra plus se fermer les yeux
sur certains effets. Pour le
moment, on n'en parle pas.
GISÈLE QUENNEVILLE
Est-ce que vous, vous êtes un
grand utilisateur des nouvelles
technologies?
SERGE BOUCHARD
Non, je ne pourrais pas
dire. Oui, oui, parce que
j'utilise l'ordinateur comme
n'importe qui, je suis
écrivain, je fais de la
recherche, je fais... mais
non, parce que j'utilise 5% de
la capacité de mon ordinateur
puis le 95% qui reste
m'intéresse pas.
GISÈLE QUENNEVILLE
Mais dans votre livre, vous
parlez du fait que vous
travaillez avec des gens qui
sont des grands utilisateurs et
vous faites référence aux
changements des relations
humaines dus à ces nouvelles
technologies.
SERGE BOUCHARD
Mais c'est obligé et c'est
forcé. Parce que le principe de
l'humanité jusqu'à récemment,
c'était la solidarité. C'était
de travailler ensemble, de
travailler en équipe, la
communauté. Ça s'est infiltré
dans tous les domaines de notre
vie. On s'est pas rendu compte
qu'historiquement, je répète,
tous pays confondus, toutes
cultures confondues, on a
beaucoup poussé la liberté
individuelle. Dans l'histoire
de l'humanité, c'est bon.
Mais tu viens de tuer...
tu viens de tuer ton
appartenance collective.
T'es obligé de dire que, à ce
moment-là, avoir une identité
collective ou communautaire,
c'est un défaut. T'amènes un
problème, tu vas amener un
voile, une robe, tu vas amener
un crucifix, tu vas amener une
langue. Ça, c'est bien
écoeurant. Tu vas nous écoeurer
avec ça. Mais non, oui, c'est
une grande victoire pour
l'individu, mais si c'est la
seule dimension qui reste à la
fin, voilà le problème des
technologies. La technologie
sert... les réseaux sociaux,
c'est une fausse expression,
c'est pas un réseau social.
C'est un réseau d'individus
branchés ensemble qui se diront
pas grand-chose. L'important,
c'est qu'ils soient branchés.
Et c'est ça, les nouvelles
technologies. C'est que ça a
isolé l'individu dans un pouvoir
énorme qui enlève toutes les
contrariétés de la communauté
des autres et du besoin des
autres. Puis aussi, du rapport
à la matière. Tout est un...
est une téléprojection et une
téléaction. Tout est une
téléaction. La technologie a
donné un pouvoir à l'individu.
Résultat net des courses, la
nouvelle humanité devrait être
enfermée dans une chambre pas
de portes. Avec une petite
coulisse où des serviteurs vont
passer la pizza. Puis 365 jours
par année, on va regarder les
écrans, on peut faire l'amour à
l'écran, on peut jaser avec tout
le monde à l'écran, regarder
des films, on peut recréer des
mondes virtuels, on peut faire
ce qu'on veut, on a un réseau
social, on est au courant de
l'actualité, tu regardes tes
nouvelles quand tu veux, tes
films quand tu veux.
GISÈLE QUENNEVILLE
À la lumière de tout ça et à
la lumière de vos écrits, sur
les nouvelles technologies, sur
la vie, sur la mort, sur le
passage du temps, qu'est-ce que
vous conseilleriez à vos
petits-enfants pour l'avenir?
Si vous aviez quelque chose à
leur dire pour bien réussir
leur vie, qu'est-ce que
ce serait?
SERGE BOUCHARD
Ah mon Dieu, je leur dirais...
je le dis à mes petits-enfants,
d'ailleurs, dans mon livre,
j'ai une longue lettre
finalement à mes petits-enfants
et Dieu sait que j'en ai puis
qu'ils me fatiguent bien gros
quand ils viennent jouer.
D'abord, de maîtriser leur
monde. De maîtriser ces
technologies. D'être des
champions de la technologie.
Moi, je les admire pour ça.
D'ailleurs, on est tous des
adultes. Surtout les adultes,
sur le retour comme moi, on est
tous admiratifs de voir un
enfant de 11 ans qui...
alors qu'ils maîtrisent ces
technologies, qu'ils ne soient
pas étrangers. Mais qu'ils les
transcendent, c'est-à-dire
qu'ils aillent plus loin. C'est
pas parce que tu es... t'as un
iPod que tu iras pas jouer
dehors. Ça se fait encore, faire
du canot. Plonger dans l'eau.
Couper du bois, ramasser du
bois, marcher, courir, en dehors
que dans le sport de
compétition. Parce que ça, c'est
un autre truc, aujourd'hui, on
ne fait tellement plus rien,
que quand on le fait, c'est le
sport extrême. Quand j'étais
petit, le mot « activité »
existait pas. On prenait un
vélo, y a personne qui nous
suivait. On n'avait pas de
casque, on n'avait rien. On
n'avait rien. On n'avait rien.
Les enfants d'aujourd'hui
souffrent d'avoir
trop de choses. Puis je dirais
à mes petits-enfants: essayez
d'avoir rien. J'essaie de fois
ici, ça marche pas. Mais
j'essaie. Sortez dehors puis
faites rien. Je suis pas
nostalgique rétrograde
là-dessus. Je cherche
l'équilibre. J'ai pas la
réponse. Les enfants vivent dans
un... ils ont une pression, un
monde énorme. Ils sont heureux,
ça va bien, mais ils
développent... je dirais à mes
enfants: essayez d'être
naturels, de revenir à des
choses... aimez des
choses normales. Marchez,
courez, euh... abusez-vous, la
nature existe. La nature est
pas disparue. C'est ça qu'il
faut transmettre à nos enfants.
Être, c'est bien important.
Alors, regarde, sors dehors,
fais tes affaires puis fais-toi
confiance. Arrête de te chercher
un agenda puis... fais ce que
tu as à faire.
GISÈLE QUENNEVILLE
Serge Bouchard,
merci beaucoup.
SERGE BOUCHARD
Vieux grognon!
(Générique de fermeture)
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