Carte de visite
Gisèle Quenneville, Linda Godin et Daniel Lessard rencontrent des personnalités francophones et francophiles. Découvrez ces politiciens, ces artistes, ces entrepreneurs ou ces scientifiques dont l'histoire, extraordinaire, mérite d'être racontée.


Vidéo transcription
Léo Kabalisa : Rescapé du génocide
Gisèle Quenneville s’entretient avec Léo Kabalisa, un rescapé tutsi du génocide rwandais qui vit aujourd’hui à Toronto. Vingt ans après les atrocités qui ont bouleversé le “ pays des mille collines “, Kabalisa témoigne de sentiments d’impuissance et de la culpabilité du survivant. Il évoque les leçons malapprises par la communauté internationale, mais nous parle aussi d’espoir et de réconciliation.
Réalisateur: Simon Madore
Année de production: 2013
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Début Générique d'ouverture
[Début information à l'écran]
CARTE DE VISITE
[Fin information à l'écran]
Fin générique d'ouverture
Sur des images qui évoquent le génocide au Rwanda, ainsi que des images de l'homme à travers son parcours, L'ANIMATRICE GISÈLE QUENNEVILLE relate les faits saillants de la vie de LÉO KABALISA, canadien d'origine rwandaise et tutsie.
GISÈLE QUENNEVILLE
(hors champ)
Ça fait 20 ans depuis le
génocide au Rwanda.
Mais toutes ces années
n'ont pas effacé la douleur
que cette époque rappelle
à Léo Kabalisa.
Léo est né à Kigali, en 1963.
L'aîné de sept garçons.
Sa famille est tutsie dans un
pays dirigé par la majorité
hutue. Léo fait ses études et
devient enseignant.
En 1988, lors d'un congrès
à Kigali, il fait la connaissance
de Shyrna Gilbert, une professeure
canadienne. À cette époque, on
sent déjà que la tension monte
dans le pays. Après une deuxième
rencontre, Shyrna comprend
mieux la situation au Rwanda
et offre d'aider Léo à fuir une
situation de plus en plus
dangereuse. En 1990, plus de
10 000 Tutsis sont emprisonnés
au Rwanda. Léo décide qu'il est
temps de partir. Il entre en
contact avec Shyrna.
Elle l'invite à un congrès
sur l'éducation à Toronto;
un congrès qu'elle invente de
toutes pièces.
Avec son invitation en main,
Léo obtient un visa de
l'ambassade canadienne et
quitte le Rwanda, laissant
derrière lui toute sa famille.
Sa famille, il ne la verra plus.
En avril 1994, le génocide
débute. Au cours des 100 jours
qui ont suivi, 800 000 Rwandais
ont été massacrés, y compris
le père de Léo, quatre de ses frères,
2 cousins et huit nièces.
(GISÈLE QUENNEVILLE en entrevue avec LÉO KABALISA, quelque part dans une maison.)
GISÈLE QUENNEVILLE
Léo Kabalisa, bonjour.
LÉO KABALISA
Oui, bonjour.
GISÈLE QUENNEVILLE
On dit que les tensions entre
Hutus et Tutsis datent de longtemps,
au Rwanda. Est-ce que vous,
jeune garçon à Kigali, est-ce que vous
ressentiez ces tensions-là?
LÉO KABALISA
J'ai commencé à le sentir
pendant la période de la guerre.
Avant, je sentais qu'il y avait
quelque chose, mais c'était
comme un fait accepté.
Alors quand on accepte
quelque chose, quand on n'a pas
de comparaison avec autre chose,
on ne sait pas vraiment comment
mesurer l'ampleur de la situation.
Mais c'est quand la guerre
a commencé que j'ai pu
regarder mon passé...
et j'ai remarqué vraiment que
je vivais une situation très
critique en tant que minorité.
Parce que, même quand on
commençait l'école primaire,
on nous demandait de se lever
en classe pour compter le nombre
de Tutsis, le nombre de Hutus,
le nombre de Twas... Et à ce moment-là,
tu te rends compte que tu es différent.
Parce que tu deviens minorité
dans ta classe. Et ça te choque,
mais tu l'acceptes parce que tu
penses que c'est comme ça partout.
GISÈLE QUENNEVILLE
Plus proche de la guerre,
comment ces tensions-là se sont
manifestées?
LÉO KABALISA
À travers les journaux. Parce
que quand il n'y avait pas une
tension politique, les Hutus et
les Tutsis vivaient très bien ensemble.
Et mes voisins, mes amis à moi,
c'étaient des Hutus. On était à l'école
ensemble, on jouait ensemble.
Ce sont des gens avec qui...
Je pouvais aller chez eux et
passer la nuit, ils pouvaient
venir chez moi passer la nuit.
Mais quand la situation
politique a changé - et c'est
pour ça que je dis que le
problème est unique au Rwanda,
ce n'est pas vraiment le
problème entre individus...
Ce sont des politiciens qui
essaient de manipuler la
situation pour bénéficier
de cette tension.
GISÈLE QUENNEVILLE
À quel moment est-ce que vous
vous êtes dit: ça va mal tourner,
tout ça?
LÉO KABALISA
Au moment où ils sont venus
fouiller la maison familiale.
Et quand ça se faisait, c'était
pour trouver un prétexte et
surtout pour éveiller les soupçons.
Même si on ne trouve rien,
la population tout autour
va se méfier. Alors c'était
pour planter ces... disons ces
soupçons dans les mentalités des
gens, se dire: cette personne,
c'est une personne à surveiller.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous avez eu la chance de quitter
le Rwanda avant le génocide.
Et je pense que vous avez annoncé
votre départ pour le Canada
à votre famille, à votre père
en particulier, la veille
de votre départ.
LÉO KABALISA
C'était difficile parce que mon père
a perdu ma maman.
Ma maman est décédée quand
je terminais l'école secondaire.
Et depuis, mon père ne voulait
pas se remarier. Et moi, comme
je suis l'aîné de la famille,
que j'ai cette chance de
quitter le pays, que je peux partir.
C'était difficile.
Et je ne savais même pas comment
aborder le sujet. Et le jour
que la guerre a commencé,
mon père est tombé malade.
Pour la première fois, il a eu
la malaria, le paludisme.
Je n'ai rien dit jusqu'à ce
que... il a quitté le lit de l'hôpital,
il allait très bien.
Et à ce moment-là, je n'ai rien
dit jusqu'à ce que j'aie tous
les papiers et le visa. Et je
lui ai dit que j'avais cette chance,
qu'il y a une Canadienne
qui m'a aidé à trouver les documents
et que je pensais partir le lendemain.
Et je lui ai demandé ce qu'il pensait.
Et c'était comme s'il savait
ce qui allait se passer parce que
je me rappelle bien qu'il a dit:
« Écoute, tu pars, et même
si on nous tue, mais je sais
au moins qu'il y a un survivant
de la famille. »
Et pour mes frères, je ne voulais
rien dire parce que, même
en quittant, je prétendais que
c'était pour une réunion,
une conférence, mais que j'allais
revenir. Alors je voulais que
mes frères ne sachent même pas
que je devais partir. Parce que,
il suffit que tu parles à quelqu'un
et qu'il parle à quelqu'un d'autre,
et que les autorités sachent
qu'il y a un Tutsi qui doit
sortir du pays et tu es arrêté.
GISÈLE QUENNEVILLE
On était à quatre ans du génocide
à ce moment-là, c'était en 1990,
et c'est la dernière fois
que vous avez vu vos proches.
Est-ce que vous pouviez
vous imaginer, à ce moment-là...
ce qui allait se passer au Rwanda?
[LÉO KABALISA:] Oui, parce que personnellement,
je m'inquiétais, je me disais que
je pouvais mourir. Et si je
pouvais mourir, pourquoi pas
mon frère? Pourquoi pas mon père?
Pourquoi pas quelqu'un d'autre
d'aussi proche?
Mais en même temps, tu te fais
des idées comme quoi, il y aura
un moyen que quelqu'un de ta
famille soit épargné.
Alors c'était une situation très
ambivalente. Et tu sais que ça
peut se faire, mais en même temps,
tu veux l'ignorer, tu veux écarter
ce sujet dans ta tête.
GISÈLE QUENNEVILLE
Quatre ans plus tard, le
pire est arrivé. Vous étiez ici
au Canada, donc vous voyiez
ce qui se passait chez vous.
C'était comment de vivre cet
événement loin de vos proches?
LÉO KABALISA
J'étais assis devant la télévision
comme tout le monde.
Les autres voyaient...
regardaient le programme sur
O.J. Simpson, mais moi,
je regardais toujours, je cherchais
partout où je pouvais trouver
quelque chose sur le Rwanda.
Et quand je voyais ce qui se passait,
je me disais que c'est peut-être
quelqu'un de ma famille.
Il y a une image que j'ai vue,
une fois, mais pour le moment,
je suis toujours convaincu
que c'est mon frère. Il n'y a rien
qui me dit que c'est lui,
mais la façon qu'il était
tellement grand, la façon qu'il
était allongé... et...
l'enclos que je voyais tout autour,
les palissades, c'était comme
si c'était chez moi.
Et jusqu'à aujourd'hui, on n'a
pas pu trouver son corps.
Et je regardais... et ça te
donne le sentiment que tu es
une personne très faible. Avant,
j'avais une croyance que je
peux changer le monde, que je
peux faire des choses, et je me
disais toujours qu'il n'y a pas
vraiment un problème sans
solution. Mais quand tu regardes
les gens qui sont si proches
en train de se faire tuer,
et tu ne peux rien faire,
sauf s'asseoir devant la télé...
Et tu ne peux pas crier, tu ne
peux pas... Tu n'as rien à faire.
À ce moment-là, tu te
rends compte de ta faiblesse
en tant qu'être humain.
(À l'extérieur, dans une banlieue, en hiver, GISÈLE QUENNEVILLE interviewe SHYRNA GILBERT, en compagnie de LÉO KABALISA.)
GISÈLE QUENNEVILLE
Comment vous avez
rencontré Léo?
SHYRNA GILBERT
Ça remonte à 1988, et j'étais
envoyée par le FCEE,
la Fédération canadienne des
enseignants et des enseignantes,
pour faire des ateliers au Rwanda,
pour les professeurs.
On m'a envoyée une deuxième
fois au Rwanda.
Au cours des deux ans que je
suis restée au Canada, on avait
une correspondance.
Il m'envoyait des cartes postales.
il était au Canada aussi,
pour faire une session
avec la FCEE ici. Quand je suis
rentrée la deuxième fois
au Rwanda, j'ai compris la
situation dans laquelle Léo
se trouvait. Il était piégé.
Et c'est son cousin qui nous
a accueillis qui a ouvert
la question de... d'émigrer.
Et son cousin avait supplié
que je fasse venir toute sa famille.
Et je ne voyais pas comment
j'étais capable de le faire.
Je connaissais Léo depuis
des années, et je sentais que
si je devais faire quelque chose,
ça devait être pour Léo.
LÉO KABALISA
À ce moment-là, je n'y croyais pas,
je ne pensais pas venir ici,
au Canada. Mon idée, c'était que
si la guerre commence, moi,
je pouvais sortir du Rwanda
et aller au Burundi ou bien
au Kenya, sachant très bien qu'il
y a des amis canadiens qui
vont m'aider. Quand la guerre
a commencé, je ne pouvais pas
sortir. Alors comme je ne pouvais
pas sortir, j'ai dû écrire à Shyrna
pour lui donner la situation.
La première carte que j'ai envoyée,
je prétendais que j'étais son frère,
de Calgary, pourtant, elle n'avait
pas de frère à Calgary.
Mais Calgary, c'était pour dire
Kigali, au Rwanda. Je disais:
« Ton frère, j'ai compris qu'il
n'a jamais senti autant le
besoin de venir à Toronto. »
Mais je ne pouvais pas aussi être
clair dans mon message parce que
les cartes et les lettres se lisaient.
J'ai dû attendre un ami qui
devait aller au Kenya
et je lui ai donné une lettre
pour expliquer toute la situation.
SHYRNA GILBERT
Je voulais agir. La question,
c'était: quelle était la meilleure
chose à faire? Si on agissait,
on pouvait aussi...
avoir des résultats néfastes.
Parce qu'on m'a dit aussi que
les gens qui prenaient l'avion
disparaissaient à l'aéroport.
LÉO KABALISA
C'était un risque à prendre.
Mais moi, je me disais que si
je prends ce risque et que je
suis attrapé à l'aéroport,
je pourrais être en prison.
Et même si je suis tué,
ce sera avec une balle,
tandis que les Tutsis
commençaient à être massacrés
dans le nord et c'était
avec les machettes.
Je me disais: entre une
machette et une balle dans la tête,
je peux choisir une balle.
GISÈLE QUENNEVILLE
Et les hivers canadiens,
est-ce que vous vous êtes
habitué?
LÉO KABALISA
Je me suis habitué, mais...
je le sens maintenant.
Je n'y avais jamais pensé,
mais cette fois-ci, je sens
vraiment l'hiver. C'est froid.
Quand je suis venu, c'était
vraiment pendant une tempête de
neige, mais je n'y pensais pas.
Parce que je venais d'une situation
où il y avait la guerre.
Ça faisait plusieurs semaines
que je ne dormais pas.
Et je me trouvais dans une
situation où je pouvais dormir
sans inquiétude, alors c'était
la moindre des choses.
(De retour à l'entrevue avec LÉO KABALISA.)
GISÈLE QUENNEVILLE
Léo, après le génocide, je pense
qu'on vous a dit de tout oublier
et de poursuivre votre vie.
Est-ce que c'est possible
de faire ça?
LÉO KABALISA
Moi, mon principe, c'est que
si j'ai eu la chance de survivre,
et si on demandait à quelqu'un
de ma famille qui est parti,
quel serait son désir,
on me dirait que je dois
vivre au maximum.
Et quelquefois, je me dis
que je dois vivre pour moi-même
et pour les autres qui n'ont pas eu
cette chance. Mais aussi, c'est comme
porter un fardeau. Parce que tu
ne fais pas des choses pour
toi-même, tu le fais aussi pour
les autres. Et tu évites de faire
des erreurs dans la vie.
Parce que tu te dis: je ne vais pas,
comme on dit en anglais,
« to betray ». Parce que si je suis là,
je représente les autres qui
ne sont pas là, je représente
ma famille, je représente mon père.
Et puis, je me dis que je dois
me racheter. Et je dois faire plus
parce que j'ai cette chance de
vivre. Mais par contre, il y a
quelque chose qu'on demande
aux survivants que j'ai trouvé dur.
Pour moi qui suis ici au Canada,
ce n'est pas un problème
parce que je peux faire ma vie ici.
Mais pour les gens qui sont
au Rwanda, on leur demande
de pardonner... et que la vie
doit continuer. Comment est-ce
qu'on peut demander à quelqu'un
de pardonner, alors qu'on ne
demande pas aux gens qui ont
commis le crime de demander
pardon? Et ça, j'ai trouvé que
c'est dur. L'Église prêchait
toujours au Rwanda, ont profité
de cette... de cette foi naïve
des Rwandais pour dire: « il faut
pardonner. Si vous ne pardonnez
pas, vous allez en enfer. »
J'ai rencontré quelqu'un...
au Rwanda, en 2004, c'était
« l'exemple » de quelqu'un qui
a pardonné. Parce qu'elle avait
créé une coopérative pour aider
les mêmes personnes qui ont tué
sa famille, ils se sont mis
ensemble et ils faisaient des
petits paniers... et des paniers,
et ils vendaient les paniers
même aux États-Unis.
On les appelait les paniers de
paix. Parce que ce sont les gens,
les victimes et les bourreaux,
qui se sont mis ensemble pour créer
quelque chose. Je suis allé la voir.
Elle m'a demandé: « Toi, tu es
venu ici pour me voir parce que
je travaille avec les Hutus,
soi-disant qu'ils ont commis
des crimes. Mais si tu vas au
gouvernement, tu vas trouver
que le premier ministre est
hutu, le président est tutsi.
Il faudrait commencer par eux et
leur demander comment ils
travaillent ensemble. »
Elle a dit: « Je n'ai pas le choix.
Je dois vivre avec ces gens-là,
parce que ce sont les gens
qu'il me reste. Ils ont tué
toute ma famille, et si je...
je n'essaie pas de me réconcilier
avec eux, je vais être folle,
parce que je n'aurai personne
à qui me confier, à qui parler.
Et en même temps, je les aide
aussi. Parce qu'ils ont perdu
leur humanité quand ils ont
tué. Et quand ils trouvent que
je les accepte, que je suis avec
eux, qu'on fait des choses
ensemble, ils regagnent cette
humanité. Alors c'est réciproque:
j'ai besoin d'eux comme
ils ont besoin de moi aussi. »
Et à ce moment-là, j'ai compris
cette politique de dire:
faut vraiment aller de l'avant,
il faut vivre ensemble,
il faut pardonner.
GISÈLE QUENNEVILLE
Les Juifs ont eu une reconnaissance
de l'Holocauste et des réparations,
je pense, jusqu'à un certain point,
est-ce qu'on peut dire autant pour
les Rwandais?
LÉO KABALISA
Pour les Rwandais, ce n'est
pas possible. Parce que les Juifs
ont été tués par les groupes nazis,
de la majorité qui était en Allemagne,
et c'était un groupe différent de
la communauté juive.
Les Rwandais ont été tués par
des Rwandais. Et dans cette
situation, les gens qui vivent
dans la même communauté,
dans le même village, comment est-ce
qu'on peut demander la réparation?
Pour tuer autant de personnes,
parce que c'était comme un million
de personnes dans 100 jours,
c'est que plus d'un million de
personnes étaient impliquées.
Qu'est-ce qu'on va en faire?
Pour les Juifs, les responsables nazis
ont été... devant la justice,
ceux qu'ils ont pu capturer,
mais pour les Rwandais,
on a trouvé que s'il y avait vraiment
une justice parfaite, ça prendrait
même 100 ans pour juger
tous ces gens-là. Alors ce qu'ils
ont fait, c'est une alternative,
ce qu'ils ont appelé « gacaca »,
c'est comme justice et réconciliation.
On ne va pas punir tout le monde,
mais on va leur accorder par exemple
des... les chances de se retrouver
dans la communauté, participer dans
la communauté.
GISÈLE QUENNEVILLE
Êtes-vous d'accord avec ça?
LÉO KABALISA
Je trouve qu'il n'y a pas de choix.
Et si c'était... 1000 personnes
qui étaient impliquées, je ne serais pas
d'accord. Mais si c'est presque
toute la communauté, qu'est-ce
qu'on doit faire? Moi, ce que
je souhaite, c'est de voir ces
gens qui ont fait tout ça,
se reconvertir. Et se dire: « ça,
c'était mauvais, mais cette
fois-ci, je vais vivre avec mon
voisin comme il le faut. »
Et je souhaite qu'il y ait une
paix, et on ne peut pas avoir la
paix si par exemple on devait
punir tout le monde qui était
impliqué. C'est très complexe.
Et je trouve qu'avec les années,
ce qu'ils ont commencé à faire,
miser sur l'identité rwandaise,
que peut-être, ça pourra aider.
Les gens, ne pas se retrouver,
en tant que Tutsis, en tant que Hutus,
mais d'abord se voir en tant que
Rwandais. Parce qu'ils ont
beaucoup plus en commun.
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous avez refait votre vie au
Canada. Vous êtes père de famille,
vous avez une fille, vous êtes
enseignant. Comment est-ce que
vos expériences ont eu un impact?
Ou est-ce que vos expériences
ont eu un impact sur votre façon
d'enseigner, sur votre façon
d'élever votre fille?
LÉO KABALISA
Mon expérience a façonné ma façon
d'être en tant que personne.
D'abord, quand on est victime
de quelque chose, ça commence par
être dans ta tête. Quand tu ne vois pas,
tu n'as pas ce sentiment
de victimisation, et ça, ça m'aide
avec mes rapports avec les autres.
Je me sens toujours bien intégré.
Et pour ce qui est de mes élèves,
il y a quelque chose que
j'identifie facilement:
les élèves qui sont rejetés par
les autres. Quand je vois ça,
j'essaie de les intégrer,
j'essaie de leur accorder
beaucoup plus de temps.
Et de les valoriser. Je leur accorde
même mon temps pendant ma pause.
Je ne fais jamais de pause pendant
la récréation. J'accorde la récréation
aux plus démunis, aux élèves
qui essaient de venir. Parce
qu'ils n'ont pas d'argent pour
le tutorat. C'est parce que je
trouve que j'ai beaucoup.
J'ai eu la chance d'être ici,
au Canada. Et je ne peux pas
me plaindre. Et si je peux accorder
30 minutes à quelqu'un pour l'aider,
pourquoi pas? Parce que si j'étais
au Rwanda, ma situation aurait été
beaucoup plus difficile que les
30 minutes que je peux accorder
à quelqu'un chaque jour.
(LÉO KABALISA est assis à table avec sa fille, MOTONI et GISÈLE QUENNEVILLE.)
LÉO KABALISA
Ce que j'ai fait, c'est surtout
de visiter le Rwanda avec elle,
quand elle avait huit ans.
Parce que tu ne sais pas
par où commencer. L'histoire du
Rwanda, c'est surtout marqué
par le génocide. Et je ne voulais pas
évoquer ce sujet avec Motoni,
mais je voulais qu'elle apprécie
le pays d'abord, avant de commencer
à parler de ce qui s'est passé.
Parce que tout ce qu'on raconte
entre Rwandais, c'est surtout
la politique, la tragédie.
Et quand je suis allé, elle a vu
l'autre image du Rwanda:
les enfants qui étaient gais,
qui jouaient dans la rue et qui...
Motoni a eu une image positive.
Je ne veux pas vraiment
que le sujet soit le Rwanda,
je veux que oui, elle comprenne
qu'elle a une certaine appartenance...
juive pour sa maman, rwandaise
de ma part, et puis...
Mais qu'elle se sente surtout
citoyenne du monde.
(À l'extérieur, en compagnie de SHYRNA GILBERT, GISÈLE QUENNEVILLE poursuit l'entrevue avec LÉO KABALISA.)
GISÈLE QUENNEVILLE
Est-ce que vous vous
considérez chanceux?
LÉO KABALISA
Plus que chanceux. Quelquefois
je me dis: qu'est-ce que je vais
faire pour mériter tout ça?
Parce que les autres qui étaient
au Rwanda, je n'étais pas
meilleur qu'eux. Mais moi,
j'ai eu la chance de me retrouver ici.
Alors c'est vraiment en dehors de tout
ce que je peux penser.
(De retour à l'entrevue avec LÉO KABALISA)
GISÈLE QUENNEVILLE
Vous êtes retourné après le
génocide, vous êtes retourné
même l'année après le génocide.
Qu'est-ce que vous avez ressenti?
Qu'est-ce que vous
avez vu durant cette visite-là?
LÉO KABALISA
La première visite, je ne savais
pas quoi demander.
Et je me rappelle, une fois,
je suis venu au Canada
pour un stage, et quand je suis
retourné au Rwanda, les amis,
les voisins avaient loué
des taxis-voitures pour
m'accueillir à l'aéroport.
Et tu retournes, tu ne sais même
pas qui sera là. Parce que la
plupart des gens sont tués.
J'avais comme trois, quatre
personnes, une famille,
dont ma cousine, qui m'attendaient.
Et tu ne vas pas chez toi.
Parce que le chez-toi n'existe pas.
La maison familiale était détruite.
Et je vais chez quelqu'un d'autre.
Et ça... c'était difficile parce que
tu es avec les gens qui ont vécu
le génocide et qui ont survécu
au génocide; qui ont vécu le pire,
qui ont besoin d'une consolation,
et tu ne peux pas dire ce que tu ressens
toi-même. Parce que tu es
avec ta cousine qui a survécu
avec une machette dans la tête.
Et tu es avec quelqu'un d'autre
qui a perdu un bras.
Et tu essaies de les réconforter.
Et je ne savais pas quoi demander.
Et je suis revenu. Et l'année suivante,
en 96, je suis retourné.
Cette fois-ci, j'avais la tête reposée,
je pouvais parler aux gens,
je pouvais demander ce qui
s'est passé pour ma famille.
Et... je recevais des histoires
différentes parce que les gens
ne voulaient pas vraiment me
faire peur. Ils m'ont même menti,
des fois, en disant que deux
de mes frères ont été tués
par des militaires. Et c'est
plus tard que j'ai appris que
ce n'était pas vrai, qu'ils ont
été tués avec des machettes.
GISÈLE QUENNEVILLE
Est-ce que vous vous sentiez coupable?
LÉO KABALISA
Très coupable. Parce que tu te sens
très égoïste, tu sens que tu
les as abandonnés. Il y a eu
des moments que je me disais
que peut-être la meilleure des choses
serait que je sois là,
et si je dois mourir,
que je meure avec les autres.
Jusqu'à ce que ma fille soit née.
Ça a changé les choses.
C'est une autre vie. Parce que
ce n'est plus pour toi.
Je ne peux pas faire des choses
pour me punir parce que je ne
fais rien, cette fois-ci, pour
moi-même, je le fais pour elle.
Je me dis: si je dois mourir,
j'aimerais mourir quand ma fille
est assez grande et peut prendre
soin d'elle-même. Alors
ce n'est plus ma vie, c'est
surtout sa vie qui me préoccupe
plus que la mienne.
GISÈLE QUENNEVILLE
Qu'est-ce que vous ressentez?
Est-ce que vous avez cheminé?
Et est-ce qu'on peut passer
à autre chose?
LÉO KABALISA
C'est 20 ans plus tard, et il
y a plus de gens qui sont dans
la négation du génocide.
Et ça, ça m'inquiète. Je me dis:
« L'histoire ne nous a rien appris. »
Quand je vois quelqu'un,
par exemple un Rwandais
qui était au Rwanda,
qui a vu de ses propres yeux ce
qui se passait, et maintenant,
pour une raison politique, qui
commence à parler du double
génocide, comme si les deux
communautés s'entretuaient et
qu'il y a un groupe qui a perdu
plus... Ça, vraiment,
capitaliser sur le génocide
pour tes propres intérêts, c'est
quelque chose de très difficile
à supporter. Et ça... gâche
l'espoir que j'avais.
Parce que je me disais que si
on accepte l'erreur du passé,
si on se dit que c'est terrible,
ça s'est passé, mais on peut
vivre ensemble. Alors pour moi,
si je dois mourir, je mourrai
en paix, en me disant que la
nouvelle génération ne va pas
vivre ce que nous avons vécu.
Mais quand je suis au Rwanda,
j'ai de l'espoir. Je vois que
les Rwandais qui vivent en
diaspora ne changent pas autant
que les Rwandais qui sont
à l'intérieur.
GISÈLE QUENNEVILLE
Durant le génocide, la
communauté internationale
a fermé les yeux à ce qui se
passait au Rwanda. Pensez-vous
que la communauté internationale
réagirait différemment, aujourd'hui?
Est-ce qu'on a appris nos leçons?
LÉO KABALISA
Moi, je me dis: c'est...
La communauté internationale
change de façade.
Mais vraiment, dans le fond,
ils ne font rien pour prévenir
ces incidents. Après le Rwanda,
il y a des guerres un peu partout.
Il n'y a pas de mesures préventives.
On laisse les gens se battre
et puis on intervient après,
quand c'est plus tard.
C'est pour ça que je dis que la
communauté internationale n'a
pas vraiment appris une leçon.
Le génocide arménien s'est passé.
Ça n'a pas empêché l'Holocauste.
L'Holocauste s'est passé,
ça n'a pas empêché le Rwanda.
Même aujourd'hui, ça peut se faire
sous une autre forme.
On va toujours continuer
à se... à s'excuser. Mais...
Même au Rwanda, quand je
regarde ce qui se passe maintenant,
je trouve que la communauté
internationale essaie d'antagoniser
la communauté rwandaise.
Même les gens qui...
qui dénigrent le génocide, ils
ont un appui à l'extérieur du
Rwanda. Alors qu'à l'intérieur
du Rwanda, je trouve que les
Rwandais essaient de vivre
ensemble.
GISÈLE QUENNEVILLE
Et pour votre pays,
vous avez de l'espoir?
LÉO KABALISA
Quand je visite, oui. Mais
quand je lis ce qui se passe
dans les journaux, ce que les
gens disent, j'ai aussi des
inquiétudes. Surtout avec les
Rwandais qui sont dans la
diaspora, je trouve qu'il y a
vraiment des divisions.
La haine ethnique existe toujours
dans la diaspora. Et... quand je
vois ce qui se passe au Rwanda,
j'ai de l'espoir.
GISÈLE QUENNEVILLE
Léo Kabalisa, merci beaucoup.
LÉO KABALISA
Je vous en prie.
(Générique de fermeture)
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