

Carte de visite
Gisèle Quenneville, Linda Godin et Daniel Lessard rencontrent des personnalités francophones et francophiles. Découvrez ces politiciens, ces artistes, ces entrepreneurs ou ces scientifiques dont l'histoire, extraordinaire, mérite d'être racontée.
Vidéo transcription
Denise Bombardier : journaliste
Controversée, provocatrice, intimidante, Denise Bombardier est tout cela à la fois et ne s’en excuse pas. La polémique la stimule. Elle commente encore l’actualité avec mordant.
Elle a passé 30 ans à Radio-Canada où elle a été la première femme à animer une émission d’affaires publiques.
Madame B, comme on l’appelle souvent, a encore plein de projets en tête et elle n’a surtout pas l’intention de se taire…
Réalisateur: Alexandra Levert
Année de production: 2014
video_transcript_title-fr
Début générique d'ouverture
[Début information à l'écran]
Carte de visite
Fin formation à l'écran
Fin générique d'ouverture
On présente un cours extrait vidéo d'une émission animée par DENISE BOMBARDIER.
Début extrait vidéo
DENISE BOMBARDIER
Bonsoir.
Ici Denise Bombardier.
(Fin extrait vidéo)
(Pendant que DANIEL LESSARD présente son invitée, DENISE BOMBARDIER, journaliste et auteure, on montre des images d'émissions animées par celle-ci au cours des années.)
DANIEL LESSARD
Controversée,
provocatrice, intimidante,
Denise Bombardier est tout cela
à la fois et ne s'en excuse
pas. La polémique la stimule.
Elle commente encore
l'actualité avec mordant. Elle
a passé 30 ans à Radio-Canada,
où elle a été la première femme
à animer une émission
d'affaires publiques. Madame B.,
comme on l'appelle souvent,
vient de publier un 23e livre,
le « Dictionnaire amoureux du
Québec ». À 74 ans, Denise
Bombardier a encore plein de
projets et elle n'a surtout
pas l'intention de se taire.
(L'entrevue suivante se déroule dans la demeure de DENISE BOMBARDIER.)
DANIEL LESSARD
Denise Bombardier, bonjour.
DENISE BOMBARDIER
Bonjour.
DANIEL LESSARD
Merci d'être là. Je vous
ramène loin en arrière. Vous
dites que trois femmes ont eu
une influence déterminante sur
vous: votre mère, Mme Audet,
qui était une professeure de
diction, si je me souviens
bien, et une religieuse. Ces
trois femmes-là ont fait la
Denise Bombardier que vous êtes
aujourd'hui?
DENISE BOMBARDIER
Bien, d'abord, ma mère, avec
qui j'étais en conflit tout le
temps... ma mère, c'est celle
qui m'a dit une chose
fondamentale, c'est que, ce
qu'il avait de plus important
dans la vie...
Parce que moi, j'étais dans une
famille très, très modeste, où
on me disait: « Il faut que tu
trouves un homme... il faut
qu'il y ait une grosse poche,
à droite, il faut que ça bonde
dans le pantalon. » Parce qu'à
ce moment-là, il n’y avait pas de
carte de crédit.
DANIEL LESSARD
On parlait du portefeuille.
DENISE BOMBARDIER
On parlait de l'argent, des
billets de banque, bon. Mais ma
mère m'a dit: « Ce qu'il y a de
plus important, la richesse, ce
sont les connaissances. » Et
elle me disait: « Les gens qui
savent, eux, c'est les gens
supérieurs. » Mais elle disait
pas « supérieurs » voulant dire
qu'ils écrasaient les autres.
DANIEL LESSARD
Pas de façon péjorative.
DENISE BOMBARDIER
Pas du tout. Eh bien! Quand
j'arrivais de l'école, elle me
disait: « Qu'est-ce que t'as
appris? » Et là, on allait dans
le cahier pour le lendemain, et
elle, elle m'enseignait, dans
l'heure qui suivait, elle me
faisait apprendre ce que
j'avais à apprendre le
lendemain. Eh bien, ça, là, ça
marque pour la vie. Et mon
culte de la connaissance,
je dirais, de savoir, de
connaître, ça me vient de ma
mère. Donc, elle m'a laissé un
héritage... elle m'a aimée,
mais mal, mais les mères nous
aiment toujours mal.
DANIEL LESSARD
Et Mme Audet, c'est quoi?
Le dépassement? C'est la
perfection? C'est la classe,
le style?
DENISE BOMBARDIER
Non. Mme Audet, c'était la
perfection de la langue parce
que la langue française,
disait-elle... Elle était pas
française, Mme Audet. Son père
était irlandais.
DANIEL LESSARD
Ah, oui?
DENISE BOMBARDIER
Oui. Et elle a enseigné à
plein de générations. Même, il
y avait des joueurs de hockey
de l'époque, des joueurs
mythiques, là. Je me souviens,
une fois, c'était... je me
demande si c'était pas Maurice
Richard qui était avec elle. Et
elle disait: « Monsieur Richard,
comment vous appelez-vous? »
Lui, il disait:
(marmonnant)
« Maurice
Richard. »
(d'une voix claire)
« Maurice Richard! »
C'était fabuleux.
DANIEL LESSARD
Mais à ce moment-là, avec
Mme Audet...
DENISE BOMBARDIER
Mme Audet, elle, c'était ça:
la perfection dans la langue.
Pourquoi cette langue était la
plus belle au monde? Et puis,
ma mère me disait qu'il fallait
bien parler. Puis, les
religieuses, qu'est-ce qu'elles
disaient, à l'école, les
religieuses? Elles « perlaient »,
les religieuses, un peu. Elles
disaient: « Mes filles, quand on
parle bien, on se respecte. »
Et il y a quelque chose de vrai
là-dedans. Et je suis désolée
de dire qu'en ce sens-là, il y
a beaucoup de Québécois qui ne
se respectent plus.
DANIEL LESSARD
On en a perdu des grands
bouts, hein?
DENISE BOMBARDIER
Oui.
DANIEL LESSARD
L'influence de la religieuse,
qu'est-ce que c'était?
DENISE BOMBARDIER
Bien, elle, elle était...
C'est la première fois que j'ai
rencontré une femme
intellectuelle. J'avais à peu
près 12-13 ans. Mais je
savais... parce que, déjà, je
commençais à m'intéresser à ce
qui se passait autour de moi,
je savais qu'elle était très
conservatrice. Très
conservatrice en matière
sociale. Elle lisait un journal
qui s'appelait Notre Temps, qui
était à l'époque un journal de
droite catholique, ici. C'est
après coup que je l'ai su.
Donc, elle nous faisait... Nos
références, c'était tous des
intellectuels catholiques
français. Mais c'est pas
important! Ce qui est
important, c'est que c'était
des gens qui réfléchissaient.
Et au fond, c'est pour ça qu'on
a pu se sortir du catholicisme
borné, parce qu'il y a tout un
autre aspect. C'était une
vision intellectuelle aussi...
des rapports, de la vie.
Donc, ça nous permettait de
réfléchir. Et à partir du
moment où t'as un appareil pour
réfléchir, tu peux réfléchir à
partir de n'importe quel
contenu! Et en ce sens-là,
cette religieuse-là a joué une
influence considérable
dans ma vie.
DANIEL LESSARD
La religion a joué un rôle
extrêmement important dans
votre vie. Vous en avez beaucoup
parlé, vous avez écrit des
livres, romans là-dessus.
Est-ce qu'un jour, vous auriez
pensé qu'à cause de la
religion, de vos amis très
proches seraient tués? Je pense
aux gens de « Charlie Hebdo ».
DENISE BOMBARDIER
Oui. Puisque les guerres de
religion ont existé, que j'ai
lu un peu et que je connais un
peu l'histoire. Et que je sais
qu'il y a quelque chose dans la
foi qui peut rendre fou.
Et... ça fait longtemps que je
le sais. D'abord parce que...
parce que je l'ai découvert
assez rapidement. Des excessifs
religieux, on sait ce que ça
donnait. Le Québec a été baigné
à l'eau bénite, sauf que moi,
j'en ai parlé parce que j'ai
voulu comprendre, et surtout,
comprendre comment on avait
fait pour s'en sortir,
finalement, si facilement
quand on regarde certaines
situations d'aujourd'hui, où
les jeunes n'ont plus aucun...
n'ont plus aucun tabou,
enfin, officiels et qu'on leur
transmet, et qu'ils sont
perdus, et...
DANIEL LESSARD
Et ça vous inquiète?
DENISE BOMBARDIER
Ah, ça m'inquiète
terriblement parce que je crois
que la démocratie ne peut pas
absorber ça. Je crois que la
démocratie n'a pas les
instruments pour répondre au
type d'agressions que l'on
connaît aujourd'hui. Donc,
tout le problème, on est
confronté aux limites de
la démocratie.
DANIEL LESSARD
Est-ce qu'on parle seulement
de la religion musulmane?
DENISE BOMBARDIER
Dans ce cas-ci, oui,
puisqu'on ne tue plus, sauf des
individus et encore, on ne tue
plus au nom de Jésus, à travers
le monde. Donc, c'est la
question... qu'on ne veut pas
poser parce que... on a peur
des conséquences si on la pose,
c'est: qu'est-ce qu'il y a dans
l'Islam qui permet cette
dérive-là? Alors que vous
ne l'avez pas dans les
autres religions.
DANIEL LESSARD
La réponse.
DENISE BOMBARDIER
La réponse, si on l'avait, on
commencerait à comprendre
comment on peut s'en sortir.
DANIEL LESSARD
L'interprétation du Coran?
La Charia?
DENISE BOMBARDIER
Certainement la Charia.
D'abord, ça s'accommode pas de
la démocratie. Hein? C'est de
la théocratie. Et la
théocratie, ça ne peut mener...
qu'à une situation inacceptable
et inhumaine. Dieu ne peut pas
décider pour les hommes. Ce
qu'on a trouvé encore de mieux,
c'est de trouver un
gouvernement, de trouver des
structures où ce sont les
hommes qui décident. Et c'est
pas parce que les hommes ne
sont pas à l'abri de la dérive.
Parce que les deux grandes
tragédies du 20e siècle, le
stalinisme, n'est-ce pas, et le
nazisme... c'était pas fait
au nom de Dieu.
DANIEL LESSARD
Denise, je me suis laissé dire
que tu racontes de merveilleuses
histoires de pêche.
DENISE BOMBARDIER
C'est-à-dire, non. Parce que
ça voudrait dire que je raconte
des mensonges. Alors que, quand
je raconte des histoires de
pêche, je raconte la vérité. Et
c'est vrai que j'ai une passion
pour la pêche et que j'ai
découverte... J'en parle dans
mon « Dictionnaire amoureux »
du Québec.
DANIEL LESSARD
Oui, oui.
DENISE BOMBARDIER
D'ailleurs, si je m'étais
écoutée, j'aurais fait la
moitié du dictionnaire sur la
pêche. Mais c'est presque
mystique comme expérience.
Et je peux rester des heures,
effectivement...
DANIEL LESSARD
Mais vous en attrapez,
des fois?
DENISE BOMBARDIER
Bien, j'en attrape
certainement! C'est ça qui est
extraordinaire. Si on en
attrapait tous les jours, ce
serait pas excitant. Si on en
attrapait quand on veut, ce
serait pas excitant. C'est une
sensation que ne comprennent -
et Daniel, tu peux pas le
comprendre - que ceux qui aiment
pêcher. Parce que, quand on le
sent et surtout quand on sent
qu'il vient avant. Parce que,
moi, je pêche beaucoup du doré.
Le doré, lui fait... comme ça.
Il fait pas... Tu sais, c'est
pas un brochet. Et alors, donc,
quand il ouvre la bouche, il
faut presque, dans ta tête, tu
sentes qu'en dessous, là, il
est en train d'essayer de
faire... pour aspirer ton truc.
Et c'est là qu'il faut que
tu... C'est extraordinaire.
DANIEL LESSARD
Denise Bombardier, à
Radio-Canada, vous y avez été,
je pense, de la fin des années
60 jusqu'à presque aujourd'hui,
vous y êtes encore. Ça vaut la
peine de se battre pour sauver
Radio-Canada?
DENISE BOMBARDIER
Ça vaut la peine de se battre
pour sauver Radio-Canada.
Pas pour sauver une institution
qui n'est pas... qui ne joue
pas son rôle.
Et le problème, évidemment,
c'est que, est-ce que, pour
jouer le rôle, il faut... Parce
que, Radio-Canada, sa première
mission, pour moi, sa première
mission, c'est d'informer.
Moi, j'ai été dans la période
faste de Radio-Canada, où,
sincèrement, les gens qui
étaient là étaient des gens qui
croyaient, justement, à la
transmission de la
connaissance, qui croyaient
que, plus on était instruit,
collectivement, plus on serait
libre. On croyait ça! Fortement.
DANIEL LESSARD
Oui, oui.
DENISE BOMBARDIER
Moi, j'ai eu le choix parce
que j'ai fait des études, et
quand je suis revenue avec mon
doctorat, j'aurais pu m'en
aller à l'université. On m'a
offert... C'est l'Université
McGill, d'ailleurs, qui m'a
offert le poste. Et j'aurais pu
être universitaire. Mais moi,
ce que je voulais, ce que
j'aime, c'est la vulgarisation
de la connaissance. Et c'était
formidable! Ç'a été une
institution qui a permis au
Québec de sortir d'une sorte de
marasme intellectuel, grâce à
toutes sortes de gens qui,
aujourd'hui, sont en train
de mourir.
DANIEL LESSARD
Mais vous en parlez au passé.
DENISE BOMBARDIER
J'en parle au passé parce
que... Vous savez, les
premières coupures, ce sont les
libéraux qui les ont faites.
DANIEL LESSARD
Ouais. Et les plus importantes
aussi.
DENISE BOMBARDIER
Et les plus importantes.
C'est ça. Et ça... C'est parce
qu'on oublie, hein. Les
générations oublient. Mais c'est
là que ça a commencé. Et,
évidemment, on était dans des
périodes fastes, mais la période
faste, elle était dans toute la
société. On s'est offert...
Tout ce qu'on s'est offert dans
la société québécoise et
canadienne, c'est à cause de la
prospérité. Donc, dans une
société prospère, le service
public est prospère. Mais ça
n'est plus le cas. Et à partir
du moment où il n'est plus
prospère, il faut bien garder
le cap sur la justification
fondamentale d'un service
public.
DANIEL LESSARD
Ce n'est pas le cas
aujourd'hui?
DENISE BOMBARDIER
Non.
DANIEL LESSARD
Pourquoi? Parce que les
patrons ont démissionné?...
DENISE BOMBARDIER
Parce que c'est une autre
génération. Ces valeurs-là, on
les transférait dans le système
d'éducation. Le système
d'éducation, aujourd'hui, c'est
fait pour aller chercher des
diplômes, pour aller se faire
une job. Nous, on n'allait pas
chercher une job, à
l'université. Hein? Même en
médecine, ils allaient pas se
chercher une job. Ils allaient
vivre... ils allaient chercher
un idéal de dépassement, une
passion... Je ne dis pas qu'ils
voulaient pas gagner d'argent,
c'est pas ça du tout! Mais il y
avait une vision humaniste de
l'éducation. Nous n'avons plus
une vision humaniste de
l'éducation. Donc, il faut pas
s'étonner qu'on n'ait plus une
vision humaniste non plus
de l'information.
DANIEL LESSARD
Donc, oui à Radio-Canada, mais
en revenant à la vocation
du départ?
DENISE BOMBARDIER
En... oui. Tout en... Moi, je
ne suis pas pour une télévision
confidentielle. Je suis pas
pour une télévision qui ne
s'adresse qu'à un type...
DANIEL LESSARD
Qu'à une élite.
DENISE BOMBARDIER
Qu'à une élite. Mais l'élite
aussi a besoin d'être
informée. Mais maintenant, avec
toute la technologie,
maintenant, l'élite, elle sait
où aller. L'élite, quand elle
va sur Internet et qu'elle est
avisée et éclairée, et qu'elle
veut s'instruire, elle s'en va
pas faire les films pornos,
elle s'en va pas sur YouTube,
regarder les gens qui se pètent
des gros boutons. Hein!
Elle va là où est l'information.
Bon. Mais pour beaucoup de
gens, c'est pas ça du tout.
Mais l'élite, elle sait comment
faire. Et c'est bien qu'il y
ait des œuvres de création.
Mais moi, ce qui me désole
beaucoup dans le service public
de Radio-Canada - parce que,
en général, c'est eux qui
pouvaient le faire -, c'est
qu'il n'y a plus aucune
émission, aucune dramatique
historique.
DANIEL LESSARD
(acquiesçant)
Hum hum.
DENISE BOMBARDIER
Ça, c'est terrible. Parce que
tout se passe aujourd'hui.
DANIEL LESSARD
Oui.
DENISE BOMBARDIER
On ne se sert pas de
l'histoire pour fabriquer des
émissions qui nous
apprendraient l'histoire. Parce
que... il y a plusieurs
d'apprendre l'histoire.
DANIEL LESSARD
Vous avez été la première
femme animatrice d'une émission
d'affaires publiques à
Radio-Canada. D'aussi loin que
je me souvienne, ça avait
toujours l'air facile, que vous
soyez une femme ou pas, ça
avait pas l'air de changer
grand-chose. Pour vous, ça
faisait aucune différence?
Ça compliquait pas ou
facilitait pas les choses?
DENISE BOMBARDIER
Mais ç'a été terrible.
DANIEL LESSARD
Ah, oui?
DENISE BOMBARDIER
Mais pensez-vous que j'allais
venir pleurer devant la
télévision en disant: je suis
une femme, ils me font mal, ils
me traitent de... "ma crisse".
Je me faisais parler
comme ça par mes confrères,
à Radio-Canada.
DANIEL LESSARD
Ah, oui?
DENISE BOMBARDIER
Mais voyons donc! C'est
parce que vous, vous êtes un
homme galant, délicat, raffiné
et distingué. Mais je me
faisais dire que j'étais pas
baisable, je me faisais dire
que j'avais pas de charme...
Je me faisais demander...
DANIEL LESSARD
Mais ça n'a rien à voir
avec une intervieweuse
d'affaires publiques.
DENISE BOMBARDIER
Mais voyons... Moi,
j'interviewais les hommes
politiques. À l'époque, c'était
presque tous des hommes
politiques. Et j'avais pas l'air
d'avoir peur d'eux. Et je leur
faisais pas des minaudages,
puis j'avais pas l'air un peu
timide, comme ça. Mais ça
passait pas! Je veux dire, ça
passait, oui, mais à quel prix?
Pour les commentaires qu'on
faisait sur moi. Mais ceux qui
appréciaient, appréciaient.
DANIEL LESSARD
Mais ça vous a jamais
ébranlée? Au point de dire:
bon, bien, de la merde, je vais
faire autre chose.
DENISE BOMBARDIER
Ça ne m'a pas ébranlée, je
vais vous dire pourquoi. Pour
des raisons très personnelles.
C'est que ma vie, moi, si je
suis ce que je suis, c'est
parce qu'il y a des hommes
qui m'ont infiniment aimée.
DANIEL LESSARD
Hum hum.
DENISE BOMBARDIER
Mais si j'avais pas eu une vie
personnelle, amoureuse, où les
hommes me reconnaissaient dans
tout ce que j'étais, ça aurait
été extrêmement difficile.
DANIEL LESSARD
Avant de clore ce chapitre
sur Radio-Canada, j'imagine
qu'on n’interviewe pas Pierre
Elliott Trudeau comme on
interviewe Golda Meir,
par exemple.
DENISE BOMBARDIER
Non. On interviewe...
Oui, on peut faire ça; c'est
des questions et des réponses.
Je suis capable de reconnaître
que j'ai un talent particulier
pour écouter la personne.
Et j'ai toujours dit qu'une
entrevue peut être fantastique
simplement quand l'intervieweur
pose la première question et
qu'il n'a plus besoin de
parler, et que la personne va
lui dire des choses qu'elle n'a
jamais dites à personne.
Autrement dit, c'est un rapport
à la fois intellectuel, un
rapport de séduction...
DANIEL LESSARD
Beaucoup de séduction?
DENISE BOMBARDIER
S'il y en a trop, ça devient
autre chose; on tombe dans
la perversion.
DANIEL LESSARD
On séduit Pierre Elliott
Trudeau?
DENISE BOMBARDIER
Pierre Elliott Trudeau a
essayé de faire ça, lui. Pierre
Elliott Trudeau a dit, à un
moment donné, parce qu'il a pas
aimé ma question, et il a dit:
« Mais ma chère Denise... »
Et il a voulu me déstabiliser.
Donc, c'est un jeu. Mais moi,
j'étais cap... j'ai pu jouer ce
jeu-là. Je pouvais le jouer,
ce jeu-là. Donc, il y a de la
séduction et il y a beaucoup
d'empathie.
DANIEL LESSARD
Et avec quelqu'un comme Golda
Meir, on fait quoi? On recule
un peu et puis... C'est
intimidant. C'est quand même...
DENISE BOMBARDIER
Oui, c'est... C'est-à-dire
qu'il faut jamais que ce soit
plus intimidant que la capacité
qu'on a de passer par-dessus
sa timidité. C'est comme
un créateur. On dit: les
créateurs, il faut être fou.
Mais si t'es trop fou, si t'es
plus fou que ton talent, t'es
foutu. Donc, il faut... c'est
tout un équilibre.
DANIEL LESSARD
Oui, oui.
DENISE BOMBARDIER
Mais c'est extraordinaire
parce qu'une entrevue, c'est un
moment d'intimité où il se
passe quelque chose entre deux
personnes... tellement intense
que ça pourrait... donner lieu
à toutes sortes de fantasmes.
Mais dès que la caméra
s'éteint, ça disparaît.
D'ailleurs, c'est impossible de
maintenir des liens avec des
gens qu'on a interviewés. On ne
devient pas ami avec quelqu'un
après l'avoir interviewé, même
si on a été dans une intimité,
probablement, dans laquelle
il n'a jamais été lui-même.
DANIEL LESSARD
Denise... une fois par année,
à Venise, il y a des choses
qu'on doit savoir?
DENISE BOMBARDIER
Euh... oui. Mais c'est un
endroit unique au monde.
Ça a l'air d'un cliché. Mais
c'est le seul endroit où, quand
on arrive à Venise même,
on retourne...
DANIEL LESSARD
Dans le temps?
DENISE BOMBARDIER
Dans le temps, complètement,
et que toute la vie moderne est
organisée dans... avec des gens
qui acceptent ce retour-là.
Les ambulances sont des
gondoles, les... marchands de
fruits, les taxis... enfin
tout. Et on sait que c'est
quelque chose qui pourrait être
englouti et qui ne l'est pas,
et qui renaît par la volonté de
gens qui veulent que ça se
perpétue et que ça demeure.
Et c'est un sentiment
extraordinaire. Parce que c'est
petit, Venise. Ça a toute
l'histoire, hein, toute
l'histoire, et en plus, on y
mange divinement. Et puis, on
est dans l'éblouissement avec
les plus grands chefs-d’œuvre
de la peinture aussi. Et puis,
la langue italienne.
DANIEL LESSARD
Et les Italiens.
DENISE BOMBARDIER
Et les Italiens, oui. Ah! là,
il y a des Italiens, oui.
Ça, c'est sûr.
DANIEL LESSARD
Denise, j'ai lu quelque part,
en faisant mes devoirs avant de
vous rencontrer que, pour vous,
écrire, c'est ce qu'il y avait
de plus satisfaisant.
DENISE BOMBARDIER
Oui. C'est ce qui me
réconcilie avec moi-même.
C'est... Moi, je suis quelqu'un
qui suis obsédée par l'ennui.
Et écrire, c'est à la fois une
angoisse parce que c'est
l'angoisse de la création, mais
c'est aussi un très grand
apaisement. Et je me retrouve
en moi-même. Parce que, pour le
reste, je suis un personnage.
Et comme je suis flamboyante,
je le sais. Tu sais, je suis
capable de parler de moi comme
si j'étais dégagée de moi.
Ils disent: « Elle se prend pour
une autre. »
DANIEL LESSARD
Capable de provoquer aussi.
DENISE BOMBARDIER
Je me prends pour... oui.
Puis je connais mon image,
maintenant. J'ai eu beaucoup de
difficulté, longtemps, à
accepter que... le fait que
j'intimide des gens. Hein, il
y a des gens qui me disent:
« On n'ose pas vous parler. » Ils me
disent ça carrément.
« On n'ose pas vous parler, vous êtes
trop intelligente. » Parce que
je crois que le fait que...
je... Je ne sais pas combien je
suis intelligente, j'ai jamais
pensé à ça, moi. Et si la
perception est ça, et parce
que je suis une femme, je pense
que c'est plus dérangeant.
En particulier, c'est plus
dérangeant pour les hommes.
DANIEL LESSARD
(acquiesçant)
Hum hum.
DENISE BOMBARDIER
Parce que c'est un attribut...
On disait: les femmes ont une
intelligence intuitive,
d'ailleurs. Les femmes,
on mettait toujours un
qualificatif. Les hommes
étaient intelligents, mais les
femmes, l'intelligence
intuitive. Puis elles
étaient gentilles.
DANIEL LESSARD
Oui, oui.
DENISE BOMBARDIER
Je suis pas gentille; je suis
intéressée aux autres.
Moi, j'adore les gens.
Et je rencontre des gens partout,
je parle au monde partout.
Moi, je suis incapable d'avoir
un rapport de commerce si je
n'ai pas personnalisé.
Si j'achète quelque chose puis la
personne ne me parle pas, je n'ai
plus envie de l'acheter.
C'est fou, c'est comme ça.
DANIEL LESSARD
Mais, une fois que vous
sortez de votre personnage
public, qui aime provoquer,
qui aime expliquer, qui a
l'intelligence de parler aussi
bien du Moyen-Orient que d'un
problème à Chicoutimi, et que
vous vous retrouvez toute
seule, devant votre ordinateur,
à écrire...
DENISE BOMBARDIER
Non, devant ma page blanche
avec mon stylo.
DANIEL LESSARD
Vous paniquez?
DENISE BOMBARDIER
Je suis jurassique. J'écris
à la main, moi. Non, je ne
panique jamais. Non. La
panique, c'est un gaspillage
d'énergie... et c'est une chose
qui ne m'habite pas. Je suis
une angoissée, mais je suis pas
du tout quelqu'un de paniqué.
DANIEL LESSARD
Angoissée parce que vous avez
peur de...
DENISE BOMBARDIER
Parce que je veux écrire des
choses qui apportent une
contribution! Je veux dire,
vous entrez dans une librairie,
ça vous donne le tournis. Vous
allez dans les grandes
bibliothèques, vous dites: mais
qu'est-ce que je fais, pourquoi
j'écris? Pourquoi je pense que
ma vision des choses... Et en
ce sens-là, c'est sûr qu'il
faut avoir... Les femmes ne
sont pas égocentriques, elles
sont pas narcissiques, les
femmes. Mais c'est sûr qu'il
faut avoir une estime de soi.
Mais ça, ça me vient du fait
que j'ai effectivement beaucoup
été aimée, mais pas seulement
par les hommes. Mais par les
hommes, c'était fondamental
pour moi. Mais... par des
femmes. Mes tantes. Qui étaient
des personnages de romans, mais
qui étaient des personnages qui
ont eu une vie très, très
dure et qui ont pas été
capables de s'en sortir, mais
qui se battaient. Mais ces
femmes-là m'ont beaucoup aimée,
d'autant plus que toutes les
sœurs de ma mère n'ont pas eu
d'enfants. Donc...
DANIEL LESSARD
Donc vous étiez la fille de...
DENISE BOMBARDIER
Oui, c'est ça.
DANIEL LESSARD
Dans votre
« Dictionnaire amoureux du Québec »,
on sent que vous aimez beaucoup
le Québec,
mais qu'il y a aussi des choses
qui vous agacent. Vous avez des
réserves, comme si... peut-être
que mon expression est mal
choisie, comme si le Québec,
c'était quelque chose
d'inachevé.
DENISE BOMBARDIER
Au Québec, il y a eu, dans ma
génération, des rêves qui ont
été brisés, définitivement. Et
c'est sûr que je suis très
profondément marquée par ça.
Évidemment, c'était pas pendant
que j'étais journaliste, et
surtout quand on était à
Radio-Canada.
Et j'ai eu une excellente
formation en ce sens-là; on
était en distance. On disait
pas « je » dans les entrevues.
C'était pas comme aujourd'hui,
hein. On disait « l'opinion
publique dit que... » C'est le
plus loin qu'on allait pour
essayer de...
DANIEL LESSARD
Une source fiable dit que...
DENISE BOMBARDIER
Voilà, c'est ça. Mais... moi,
j'ai dit oui, au référendum, en
1980. Et j'ai dit oui en 95,
encore une fois, sans trop y
croire. C'est sûr que ce sont
des blessures à vie. Alors,
j'ai décidé de pas mourir
frustrée. Parce que j'ai
compris, parce que j'ai aussi
ma raison, hein, certains
diraient mon intelligence. Mais
c'est pas seulement une
question d'intelligence. Y a
des gens très intelligents qui
croient... Mais là, ils croient
comme on croit à Dieu quand ils
croient que l'indépendance va
se faire. Il y a quelque chose
de pas assumé chez
les Québécois.
DANIEL LESSARD
La peur?
DENISE BOMBARDIER
Oui. C'est parce que je pense
que moi, j'ai pas assez peur,
personnellement, et que je suis
dans une société où il y a
encore trop de gens qui ont
peur. Ils ont peur de perdre
des choses, ils ont peur de
déplaire. Ils ont peur de ne
pas être aimé. C'est fou quand
on regarde le Québec de
cette façon-là. Mais si vous
lisez la littérature, vous
allez vous rendre compte que
ça existe. Et quand ils
deviennent, comme certains
jeunes, très, très prétentieux,
aujourd'hui, qu'on retrouve
dans les médias et tout, mais
en fait, qu'est-ce que ça
donne, la prétention, quand
vous avez pas de culture?
Je veux dire, c'est juste une
insécurité de plus que vous
masquez, finalement.
DANIEL LESSARD
Tous les francophones, madame
Bombardier, qui nous écoutent -
parce que cette émission est
avant tout destinée aux
francophones de l'Ontario,
du Nouveau-Brunswick, de
l'ensemble du pays - se
demandent sûrement: Denise
Bombardier, est-ce qu'elle est
heureuse de vivre dans
le Canada?
DENISE BOMBARDIER
Bien, moi, d'abord, je suis
très sensible à la francophonie
canadienne et j'ai toujours été
en désaccord avec la position
des nationalistes québécois,
le Parti Québécois, en
particulier, qui disaient:
« S'ils veulent faire quelque
chose, qu'ils s'en viennent au
Québec. » Moi, les Acadiens
m'émeuvent, les
Franco-autrichiens qui se battent
m'émeuvent. Et j'ai fait à peu
près toutes les petites
communautés dans le reste du
Canada. Donc, j'ai un lien
affectif avec les communautés
francophones. Je suis aussi une
rationnelle. Je trouve que le
Canada est un pays où on peut
très bien vivre. On a pu
réaliser des choses. Et là,
c'est l'argument massif pour
moi: ce sont pas les Canadiens
anglais qui ne respectent pas
notre langue, c'est nous qui ne
la respectons pas. Ce sont pas
les Canadiens anglais qui ont
rendu insensibles tous les
Québécois aux erreurs que l'on
peut faire, au fait de ne pas
savoir écrire le français,
d'écrire ça plein de fautes
puis de dire:
« qu'est-ce ça fait, ça? »
Il y a quelque chose
de triste chez les Québécois,
il y a quelque chose de...
comment dire? Une sorte de...
DANIEL LESSARD
Résignation?
DENISE BOMBARDIER
D'effondrement ou de
résignation encore qui vient de
l'Ancien Monde du temps qu'on
était pauvres. Mais les gens,
dans cette pauvreté-là,
pouvaient trouver de la
dignité. Hein?
DANIEL LESSARD
(acquiesçant)
Hum hum.
DENISE BOMBARDIER
Et se respecter.
Mais c'est pas comme ça qu'on
l'a vécu parce qu'on est en
Amérique du Nord, puis qu'on
voyait des riches, puis on
disait: on est des pauvres.
Donc, si on n'est pas des
riches, c'est parce qu'on n'est
pas bons. Voilà. Et c'est pas
les anglophones. Parce que,
quand les anglophones nous
disaient: « vous êtes pas assez
bons pour être sur des conseils
d'administration », comme ça
s'est fait à... au Canadien
National, avec Gordon, à
l'époque, qui a dit: « On n'a
pas de Canadiens français, il n’y
en a pas un qui est assez
compétent. » Ce n'est plus vrai.
Vous le savez bien. Bon. Tout
ça, c'est fini. Mais c'est fini
dans un temps bien limité.
Mais dans le cœur des
Québécois, dans la culture
québécoise, dans l'ADN des
Québécois, ça n'est pas
terminé. Parce que ça prend des
siècles pour pouvoir, tout à
coup, comment dire, arriver à
se libérer de ses propres
démons.
DANIEL LESSARD
Denise Bombardier,
merci beaucoup.
DENISE BOMBARDIER
Merci.
(Générique de fermeture)
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