Carte de visite
Gisèle Quenneville, Linda Godin et Daniel Lessard rencontrent des personnalités francophones et francophiles. Découvrez ces politiciens, ces artistes, ces entrepreneurs ou ces scientifiques dont l'histoire, extraordinaire, mérite d'être racontée.


Vidéo transcription
Antonine Maillet : écrivaine
L’auteure acadienne Antonine Maillet est toute aussi iconique que son plus célèbre personnage, la Sagouine.
Écrivaine reconnue et primée, Antonine Maillet a fait connaître l’Acadie au monde entier grâce à son roman historique Pélagie-la-Charrette. Une oeuvre qui lui a permis de remporter le prix Goncourt. À ce jour, elle est la seule Canadienne à avoir reçu ce prestigieux prix littéraire.
Aujourd’hui octogénaire, l’auteure continue tout de même à produire régulièrement des oeuvres littéraires car elle a toujours eu un peu d’encre dans ses veines…
Réalisateur: Joanne Belluco
Année de production: 2015
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Titre :
Carte de visite
Plusieurs points de vue de la ville de Montréal défilent.
LINDA GODIN (Narratrice)
La Sagouine, un personnage emblématique
de l'Acadie, et son auteure,
l'Acadienne Antonine Maillet,
est tout aussi iconique
que son célèbre personnage.
ANTONINE MAILLET (Narratrice)
Bélonie, le premier du lignage
des Bélonie à sortir du Grand Dérangement,
était déjà un vieillard épluché
quand la charrette se mit en
branle, et il déchiffra pour
les jeunesses qui montaient
à bord, la légende
de la charrette de la mort.
Des images du Vieux-Port de Montréal défilent.
LINDA GODIN (Narratrice)
Auteure reconnue et primée,
Antonine Maillet a fait connaître
l'Acadie au monde entier en
racontant le retour des Acadiens
après la Déportation dans
Pélagie-la-charrette.
Puis on arrive devant une maison de briques rouges. Dans la maison, des livres sont déposés sur une table.
ANTONINE MAILLET (Narratrice)
Il l'avait vue de près tant
et tant de fois.
"Entendu, Bélonie, entendu."
Car personne jamais n'a vu ce
sombre fourgon sans portière
ni fanaux, tiré par six chevaux
flambant noirs. Une charrette
qui parcourait le monde depuis
le commencement des temps.
Dans la maison, une sculpture en forme d'arbre. Puis le chèque de 50.00 du Prix Goncourt encadré sur un mur.
LINDA GODIN
Une œuvre qui lui a fait remporter
le prix Goncourt. À ce jour, elle est
la seule Canadienne à avoir reçu
ce prestigieux prix littéraire.
Des livres sont alignées sur une tablette de bibliothèque.
ANTONINE MAILLET (Narratrice)
"Si personne l'a onques vue,
comment c'est qu'on
sait qu'elle est noire votre
charrette?", que planta Pélagie
en plein dans le front du vieux
radoteux. Pour toute réponse de
Bélonie, car en bon conteur de
sa profession, il se réservait
pour ses contes, Bélonie, et
ne gaspillait jamais sa salive
dans des obstinations perdues.
Titre :
Carte de visite
LINDA GODIN et ANTONINE MAILLET sont assises face à face dans le salon de Mme MAILLET.
LINDA GODIN
Antonine Maillet, bonjour.
ANTONINE MAILLET
Bonjour.
LINDA GODIN
Est-ce que vous vous souvenez
encore aujourd'hui du moment où
vous avez reçu le prix Goncourt
pour Pélagie-la-charrette?
ANTONINE MAILLET
Forcément! Forcément je m'en
souviens, parce que c'était
un moment trop important et
ce serait vraiment de la fausse
humilité que d'essayer
de faire croire qu'on n'est pas
impressionné par des moments
comme ceux-là.
Mais je dirais même plus,
je pense me souvenir que
ma première phrase en réponse
À un journaliste qui vient avec
son micro dire: "Qu'est-ce que
ça peut vous faire?", ainsi
de suite, eh bien, j'ai dit,
ma première c'est: Mon père
et ma mère, vous êtes vengés.
LINDA GODIN
Pourquoi?
ANTONINE MAILLET
Parce que mon père et ma mère
m'avaient vraiment préparée
à quelque chose de beau dans
la vie, mais sans s'imaginer
que ça irait jusque là. Mon père
avait été maître d'école,
ma mère, maîtresse d'école.
Ils étaient donc une coche
au-dessus de la moyenne
des gens intellectuellement
dans mon village, mettons.
Donc, ils préparaient les enfants
à une vie d'un niveau supérieur
à la moyenne sur le plan
académique, mettons.
On a tous fait des études
universitaires et tout.
Et c'était dur pour eux de
le faire, parce que c'était...
Moi, je suis née l'année
de la crise économique, hein,
il faut pas oublier.
Alors, tout ça était pénible
pour eux de nous garder toujours
dans une possibilité de réussir,
des domaines où c'était pas
si évident. Pensez à l'Acadie
des années 30, 40, 50,
où on n'était pas sûr du tout
qu'un jour, on parlerait encore
français. Et eux y croyaient,
et mon père et ma mère.
Et voilà que je venais
porter une forme de sécurité,
d'assurance, de réponse à
une longue inquiétude qui était:
Oui, on a fait un geste, une
première Canadienne d'apporter
un prix littéraire en Amérique
qui était jamais sorti de France,
ou sorti uniquement
vers la Suisse et la Belgique.
Eh bien ça, c'était
un grand moment et je l'ai vu
comme un moment pour tout
le peuple acadien.
LINDA GODIN
Et qu'est-ce qu'il a de
particulier ce livre-là
pour vous être méritée le prix
Goncourt? Parce que jusqu'à
présent, vous êtes la seule
Canadienne à vous l'être
mérité et ça, c'est en 1979.
ANTONINE MAILLET
1979, c'est très juste, oui.
Eh bien, je crois qu'il a
quelque chose. Je sais que
le secrétaire de l'époque qui
a fait l'annonce, Armand Lanoux,
qui a fait l'annonce du prix,
il a dit une phrase
pourquoi je l'avais mérité.
Je répète cette phrase.
Il dit: "C'est un livre
de grandeur, de dignité."
Alors, bon, je donne la réponse
qu'ont donnée les autres.
Moi, je dis: c'est un livre de surprises,
parce que personne à l'époque
pouvait imaginer qu'en Acadie,
après trois siècles de vie effacée,
deux siècles de retour de déportation,
on pouvait produire un livre
qui allait impressionner la France,
mettons. Parce que c'est la France
qui a donné ce prix.
J'ai eu d'autres prix,
je les ai eus au Québec,
j'en ai eu en Acadie.
Mais ce prix-là, il fallait
qu'il soit une surprise.
Alors, on s'est dit: mais voilà
que là-bas, pas seulement
on écrit en français,
mais on écrit un français
digne de recevoir ce prix-là.
Et surtout, ça révélait
à la France une page d'Histoire
de la France agrandie, la France
at large, la grande France
qui a débordé l'Hexagone
et qui est venue en Amérique.
Alors, cette France-là
reconnaissait tout à coup que loin,
en périphérie extrême,
en Acadie, en Amérique...
Et l'Acadie, c'est encore
plus loin dans un sens.
On connaissait le Québec,
mais pas l'Acadie.
La France découvrait qu'elle
avait là-bas des frères,
des cousins, des descendants
qui parlaient encore une langue
française, même plus ancienne,
peut-être même plus colorée.
LINDA GODIN
Parce que Pélagie,
c'est ce que ça raconte aussi,
c'est-à-dire le retour des Acadiens.
ANTONINE MAILLET
Bien voilà.
LINDA GODIN
En terre d'Acadie, au Canada,
après la Déportation.
ANTONINE MAILLET
Exactement. Alors, cette
surprise-là a réveillé quelque
chose chez les Français,
et c'est pour ça que le prix n'a
pas eu... C'est-à-dire, le livre
n'a pas eu que le prix Goncourt,
il a eu une énorme émotion
de la part du peuple français.
LINDA GODIN
Et vous êtes à ce jour la
seule Canadienne à avoir mérité
le prix Goncourt, la seule
Acadienne évidemment.
Pour les Acadiens, qu'est-ce
que ça a représenté ça?
ANTONINE MAILLET
Mais ça a été énorme. D'abord,
la grosse majorité des Acadiens
ne savaient pas que le prix
Goncourt existait. Il y en a
beaucoup qui disaient
"Elle a gagné le 'concours'."
LINDA GODIN
Parlons d'un autre
de vos livres qui a eu beaucoup
de succès: La Sagouine.
ANTONINE MAILLET
Oui.
LINDA GODIN
Une pièce de théâtre cette fois-ci.
C'est une figure emblématique
de l'Acadie ça, la Sagouine.
Qu'est-ce que ça a eu comme
importance ou comme conséquence
sur votre carrière littéraire?
ANTONINE MAILLET
Je dirais que ça a en a eu
plus encore que Pélagie.
Si je n'avais pas fait
La Sagouine, je n'aurais
pas fait Pélagie sans doute.
Parce que La Sagouine,
je l'ai fait sans le savoir.
Pélagie, je savais
que je faisais un livre.
La Sagouine, je ne faisais
pas un livre, je faisais
pour Radio-Canada des textes
qui allaient être dits, lus
à la radio une fois la semaine.
Et je me suis dit:
je vais écrire quelque chose
que moi seule je peux faire,
et non pas un mot
que n'importe qui peut faire.
Il faut écrire ce que je connais
le mieux ou que je comprends
ou que j'ai besoin de dire.
Je vais faire ce qui est
une urgence en moi.
Et j'ai fermé toutes
les portes de mon cerveau.
Et j'ai dit: Le mot qui
sortira déclenchera le texte.
C'est un texte de 15 minutes.
Et c'est un visage qui est sorti.
Et c'est le visage de la Sagouine
qui venait dire: "J'viens d'en bas,
mais c'est pas là où je suis née.
J'suis née..." Et elle a continué:
"À la guerre, durant la guerre,
pas la Deuxième, la Première."
Et elle racontait, elle racontait.
Et je connaissais ces sagouines,
toutes ces femmes de ménage
qui avaient lavé les planchers
chez moi comme dans les écoles,
dans les églises, dans
les grands magasins, partout!
Et c'est ça qu'elle va raconter,
sa vie.
LINDA GODIN
J'aimerais qu'on revienne
au prix Goncourt si vous voulez
bien. Qu'est-ce que vous avez reçu?
Avez-vous reçu un trophée?
De l'argent? Qu'est-ce
que vous avez reçu?
ANTONINE MAILLET
Ça, c'est... Oui, c'est très,
très curieux. On reçoit tout
sauf un prix en argent.
C'est-à-dire, il n'y a pas de
prix en argent, il y a un chèque
de 50 fr., qui faisaient 12$
à l'époque. Mais l'origine du 50
fr., c'était que quand le prix a
été fondé, c'était 50 francs or.
Donc, c'était une pièce d'or
importante. Mais l'or
a diminué de valeur et le franc
a dévalué, et donc, ça
valait 12$ quand je l'ai reçu.
C'est un chèque. Je l'ai ici.
Je l'ai encadré, parce qu'on va
pas endosser un chèque de 12$.
(En riant)
LINDA GODIN
Oui. Et donc, avec le prix Goncourt,
ce qui est le plus important,
c'est les retombées après.
Vous, qu'est-ce que ça--
ANTONINE MAILLET
C'est évident. La retombée
économique, c'est la vente des
livres. Il y a eu 1,5 million
de livres de vendus de Pélagie.
LINDA GODIN
Est-ce que ça a changé
beaucoup votre vie toutes
ces retombées économiques là
de la vente du livre?
ANTONINE MAILLET
Oui, c'est entendu. J'ai pu
m'acheter une maison, ha ha!
La Sagouine m'a acheté une maison
et puis Pélagie m'a acheté
une maison. J'en avais une à
Montréal et j'avais un phare en
Acadie. C'est très curieux que
Pélagie, qui avait pas le sou,
qui était une déportée, me paye
une maison, et que la Sagouine
qui lavait les planchers des
autres pour gagner son pain
me paye un phare. C'est ironique
et ça ne l'est pas. C'est
merveilleux. C'est merveilleux
parce qu'elles vont rester
grâce à moi, mais moi,
j'ai vécu grâce à elles.
On diffuse l'annonce du récipiendaire du Goncourt 1979, dans un extrait d'archives.
UN LECTEUR DE NOUVELLE
Les jeux sont donc faits
en matière de prix. Antonine
Maillet, Goncourt 1979,
et Jean-Marc Roberts, lauréat
du Renaudot. Antonine Maillet,
un nom qui a déjà souvent été
prononcé sur Antenne 2.
Son roman est le récit du retour
au pays des Acadiens français
du Canada après leur déportation
par les Anglais en 1755. à leur
tête, Pélagie-la-charrette.
Ce prix Goncourt est une sorte
de revanche après l'oubli de la
France de ses enfants d'Acadie.
Dans l'extrait, ANTONINE MAILLET témoigne après avoir reçu le prix.
ANTONINE MAILLET
Vous savez, j'ai le goût
de vous répondre: mon père et ma
mère, vous êtes vengés. Il y a
cette année 375 ans que l'Acadie
a été fondée, fondée dans une
fête presque. Et pour la fêter,
voilà que nous fêtons de nouveau
avec un prix comme ça.
Et j'ai l'impression que pour la
première fois, l'Acadie qui est
presque rendue à la France
est capable de dire merci.
On revient à l'entrevue avec ANTONINE MAILLET dans son salon.
LINDA GODIN
Mme Maillet, entre
la dramaturge et la romancière,
laquelle préférez-vous?
ANTONINE MAILLET
J'ai déjà répondu à cette
question avec une journaliste
française. J'ai dit:
"Les deux, mon capitaine."
Non, en fait, j'ai probablement
une préférence pour le roman.
Mais dans mes romans, j'adore
faire des dialogues. Ce qui veut
dire que la dramaturge est là,
toujours, derrière. J'aime
le théâtre, j'adore le théâtre.
Mais le roman me permet de
descendre... j'allais dire "plus
creux." C'est-à-dire que dans
le roman, on a plus de moyens.
On peut créer plus de monde.
Moi, j'ai besoin de m'entourer
de beaucoup de monde. Et les
restrictions... On est très
restreint dans le théâtre.
Parce que, pour des questions
économiques, on ne peut pas
avoir plus que 30 comédiens,
puis de moins en moins.
Ça ne peut pas durer un long
temps. On ne peut pas faire
parler un personnage plus
que tant de secondes, ou tant
de minutes, et ainsi de suite.
Alors, j'aime déborder.
Et justement, dans le roman,
il n'y a pas ces restrictions.
On a des structures, on a des
contraintes, mais c'est pas
les mêmes. Et moi, j'aime avoir
beaucoup de monde dans mon
monde. Et ça, c'est le roman qui
me permet ça. C'est pour ça que
j'aime le roman. Il y a pas de
limite à ce qu'on peut faire.
Et le roman est une recréation
du monde. Un petit exemple:
qu'est-ce que c'est que le
huitième jour? On a appris que
le monde a été créé en sept
jours. Mettons que ça peut
être 7 milliards de milliards
d'années, mais peu importe; sept
jours. Même six. Et le grand
fainéant qu'était Dieu est allé
se reposer le septième, comme
s'il avait achevé sa Création.
Non, il nous laisse le huitième,
les artistes.
LINDA GODIN
À quel âge avez-vous
commencé à écrire?
ANTONINE MAILLET
Très jeune.
Pas écrire, mais créer.
LINDA GODIN
OK.
ANTONINE MAILLET
J'ai commencé à conter
des histoires avant de commencer
à écrire. J'ai commencé à savoir
qu'un jour, je serai... je dis
pas écrivain, mais conteuse...
LINDA GODIN
OK.
ANTONINE MAILLET
... le jour où j'ai entendu et
compris les contes. Quand j'ai
entendu l'histoire des
Trois Ours et qu'il y avait Boucle
D'or qui était là-dedans.
Elle avait les cheveux bouclés
couleur or, c'est-à-dire: blonde.
C'était moi. Donc, moi, j'étais
dans le conte. Et je suis allée
chez les Ours. Et j'ai tellement
aimé ça que le lendemain,
j'ai demandé le conte des
Trois Ours. Puis finalement,
on m'a dit: "Mais est-ce que ça
te dérangerait si on te contait
Le Petit Poucet?"
Hein, il fallait changer.
J'ai dit: "Ah, parce qu'il y en a
un autre?" Puis là, on m'a conté
Le Petit Poucet. Et je suis
devenue Petit Poucet.
Et jusqu'au jour où j'ai compris
que si j'envoyais le Petit
Poucet main dans la main avec
Chaperon rouge visiter les Trois
Ours, en présence du Chat botté,
bien que j'avais fait une autre
histoire. Et j'ai dit: Bien moi,
je veux passer ma vie à écouter
des histoires et en faire d'autres.
Donc, je devenais
écrivain. Et ensuite, le jour
où j'ai su, et là j'en avais
dix ou douze, que je deviendrai
écrivain, c'est quand je l'ai
dit pour la première fois en
pleine classe. Parce que j'avais
pas le choix. La maîtresse
nous avait demandé
d'écrire comme composition
"mes propres funérailles".
LINDA GODIN
À quel âge?
ANTONINE MAILLET
Bien, j'avais 11, 12 ans,
par là. Mais moi, j'ai trouvé ça
drôle. Ça m'amusait de raconter
mes funérailles. Mais j'ai dit:
"Dans quelle langue?"
Elle dit: "En anglais, la langue
du pays, quand même." J'étais
à Bouctouche. On était 95%
francophones à Bouctouche.
Mais le 5% qu'il restait,
c'était Irving. Ça veut dire que
c'était 50-50, ça, n'est-ce pas?
Alors, les écoles, il fallait
écrire en anglais. Donc, j'ai
dit: "Mais moi, je veux écrire
dans ma langue." Elle dit:
"Oui, mais tu pourras pas gagner
ta vie." Ainsi de suite, elle
m'a donné tous les arguments.
Et même, elle a essayé, pour
me faire taire, de se moquer
un peu de la langue française.
Et ce jour-là, j'ai compris et
j'ai dit... Elle dit: "Pourquoi
tu veux apprendre le français?"
J'ai dit: "Parce que je veux
l'écrire."
LINDA GODIN
Vous avez créé beaucoup de vos
personnages dans votre maison,
dans laquelle vous avez habité
pendant, quoi, une quarantaine
d'années, ici à Montréal.
ANTONINE MAILLET
Oui. Hum-hum.
LINDA GODIN
Vous avez déménagé il y a
pas longtemps. Qu'est-ce que
ça a changé dans votre écriture?
Parce que votre lieu de travail
est différent, maintenant.
ANTONINE MAILLET
Ça a tellement changé que j'ai
peur de le dire. C'est que j'ai
presque pas écrit encore.
J'ai écrit un peu. Je commence
à réécrire. Et ça va changer.
La preuve, c'est que j'ai changé
d'écriture quand je suis arrivée
à Montréal. La preuve, j'ai
écrit La Sagouine en arrivant
à Montréal. Et je vous jure
que je n'aurais pas pu
l'écrire là-bas, en Acadie.
LINDA GODIN
Hum.
ANTONINE MAILLET
Parce que c'était trop proche.
Tu peux pas raconter quelque
chose que t'as dans le visage.
Il faut de l'éloignement. Pour
d'abord voir tout le visage,
et non pas la verrue sur le nez.
Et deuxièmement, pour avoir
une nostalgie de ça. Alors, mon
écriture importante est née à
Montréal. Maintenant, j'ai écrit
quatre ans dans une maison.
La Sagouine, je l'ai fait dans
une autre maison. J'ai acheté
une maison quatre ans plus tard
à cause de La Sagouine,
précisément. Et là, j'ai écrit
pendant 40 ans le gros de ce que
j'aurai à écrire dans ma vie.
LINDA GODIN
Hum-hum.
ANTONINE MAILLET
Et maintenant, depuis deux ans
et demi, je suis ici, et il faut
que je me resitue,
que je redécouvre un autre monde.
Et je sais que je suis en train
de le préparer.
LINDA GODIN
C'est une autre Antonine Maillet?
ANTONINE MAILLET
C'est pas une autre personne.
C'est un nouveau visage
de mes multiples visages.
Un panneau de rue porte le nom Avenue Antonine-Maillet, dans l'arrondissement Outremont. Deux autres panneaux aident à situer l'endroit : Avenue Lajoie et Parc Joyce. Puis on présente le Parc Joyce couvert de neige.
ANTONINE MAILLET (Narratrice)
C'est une petite rue, très belle
d'ailleurs, très jolie, qui a
un parc qui la ferme et qui
l'ouvre. Et cette rue porte mon
nom parce que j'avais eu le prix
Goncourt. Et depuis longtemps
on cherchait un nom français à
donner à cette rue-là, et voilà.
Et moi, si j'ai hésité, c'est
parce que j'avais peur que tous
les écrivains veuillent me tuer.
C'est pas tout à fait vrai,
mais c'est pas ça.
Mais en fait, il me semblait que
j'étais trop petite pour porter
une rue pareille. Mais on m'a
convaincue quand on a dit:
On donne souvent des noms de rue
à des politiciens, à des gens
d'affaires, et pourquoi pas à
l'écriture? J'ai dit oui, alors.
J'avais une très belle maison,
une des plus anciennes de la
rue, qui a presque mon âge,
et qui était une maison à quatre
étages, dont l'attique...
Plusieurs images de la rue, puis de la maison et de l'adresse 735 défilent. Ensuite un extrait vidéo montre Mme MAILLET dans son bureau en 2009.
ANTONINE MAILLET
Le grenier, en Acadie on dit
l'attique. Eh bien, dans
ce grenier, j'ai créé la plupart
de mes personnages après La
Sagouine. Alors, le gros de mon
oeuvre est né dans cette maison.
Et mes personnages étaient
partout. Je les voyais partout.
Et mes personnages sont restés
là, presque hélas pour moi,
parce qu'arrivée ici, j'ai dû
en créer d'autres. Tant mieux.
Il faut que je me bâtisse
un nouveau monde. Et même si
en réalité, à l'âge que j'ai,
recommencer une famille,
et pourquoi pas?
On revient au panneau de rue : Avenue Antonine-Maillet avant de reprendre l'entretien chez ANTONINE MAILLET.
LINDA GODIN
Mme Maillet, qui était
soeur Marie-Grégoire?
ANTONINE MAILLET
C'était moi, et ça a duré
une quinzaine d'années.
LINDA GODIN
Hum-hum.
ANTONINE MAILLET
Et ça a été un moment très
important dans ma vie. Et je
sais pas ce que Dieu en a tiré
de tout ça. Moi je sais ce que
j'en ai tiré. J'ai appris
entre autres choses
à me discipliner dans la vie,
à donner de l'importance
aux choses les plus importantes,
peut-être. Mais à part ça,
pas tant que ça, tu sais.
J'étais professeure au collège
Notre-Dame d'Acadie. Et la
seule façon en Acadie d'être
professeur au niveau supérieur,
c'est-à-dire collège ou
universitaire, c'était de
faire partie de la communauté.
Alors, j'y suis allée.
LINDA GODIN
Et pourquoi avoir quitté...
ANTONINE MAILLET
Oh, mais parce qu'après, le
ton était fait. Il y avait plus
de raison. Le jour où Viola
et moi on a compris que ce qu'on
faisait de mieux, on pouvait le
faire encore mieux en quittant,
eh bien on est parties, comme
beaucoup d'autres. Mais j'ai pas
regretté un instant d'y être allée,
mais j'aurais regretté d'y rester, oui.
LINDA GODIN
Ça fait 40 ans que vous avez
quitté l'Acadie à peu près,
une quarantaine d'années.
ANTONINE MAILLET
Quitter l'Acadie, ça fait
45 ans. Je suis partie en 70.
LINDA GODIN
Pour Montréal.
ANTONINE MAILLET
C'est-à-dire pour Paris,
mais Paris pour un an seulement.
LINDA GODIN
OK.
ANTONINE MAILLET
Je savais que je rentrais, et
qu'après je ne savais pas que je
ne retournerais pas m'installer
en Acadie. J'étais pas sûre.
Mais c'est le travail
qui m'a gardée ici.
LINDA GODIN
Est-ce que vous vous
considérez encore
aujourd'hui Acadienne?
ANTONINE MAILLET
Oh, toute ma vie.
C'est-à-dire, je me considère,
je suis pas essentiellement ça,
je suis essentiellement Tonine.
Et cette Tonine-là, Antonine
Maillet de mon nom complet,
est née telle année, dans tel
milieu, de tels parents,
dans telle société.
Tout ça m'a marquée.
Et Goethe a dit qu'un
écrivain écrit ce qu'il a eu en
dedans de lui, le plus profond,
avant l'âge de 12 ans.
Et j'ai dit ça à une psychologue
un jour qui m'a répondu:
"Avant l'âge de 6 ans, on est ce
qu'on va rester toute sa vie."
Plus ou moins, là, vous savez.
Il faut pas prendre
à la lettre les psychologues,
même pas Goethe. Mais je sais
que ce que j'ai reçu dans mon
enfance et qui m'a été offert
par une société spécifique,
qui est française, qui était
chrétienne, en lutte continuelle
pour conserver l'essentiel
de son identité, et qui avait
une identité très particulière;
tout ça m'a marquée pour la vie.
LINDA GODIN
Et un moment donné, vous
vous êtes fait critiquer par
des Acadiens d'être l'une
des porte-parole de l'Acadie les
plus connues, mais qui parlait
d'une Acadie passée.
Comment vous l'avez pris
cette critique-là, qui venait
de l'Acadie?
ANTONINE MAILLET
Je l'ai pris très mal, pour
la raison qu'elle était fausse,
et puis qu'elle m'était adressée
personnellement en plus. Parce
que je voyais très bien de
qui on parlait quand on a dit:
"On ne peut pas parler de
l'Acadie si on a pas l'odeur de
la mer dans le nez." J'ai encore
l'odeur de la mer dans le nez
à Montréal depuis 45 ans.
Ça s'enlève pas, ça. On comprend
la symbolique de ça. Cervantès
a quand même vécu une grande
partie de sa vie en prison, puis
c'est là qu'il a conçu son
Don Quichotte. Alors, c'est pas
qu'il faut partir ou faut ne pas
partir. Il faut rester fidèle
à soi-même. Puis le soi-même,
il faut savoir où on peut
le rendre le mieux. Moi, j'ai
compris que si je faisais du
théâtre, il fallait que je sois
dans un milieu qui avait des
théâtres. Et c'était Montréal.
Que si je voulais écrire
sur l'Acadie, il fallait que je
la voie à distance. Et que j'aie
une liberté. Que je pense pas,
par exemple: si je dis
"la veuve à Zéphir", elle va
se reconnaître, alors je vais
dire "la veuve à Calixte."
C'est embêtant de penser tout
le temps à se censurer soi-même
sous prétexte qu'on veut
une liberté d'écriture.
LINDA GODIN
Oui.
ANTONINE MAILLET
J'ai pas eu besoin d'un lieu
particulier, mais j'ai eu besoin
d'un climat intérieur, moi,
que j'ai trouvé ici.
LINDA GODIN
Mais qu'est-ce que vous pensez
de l'Acadie d'aujourd'hui?
ANTONINE MAILLET
Alors, l'Acadie d'aujourd'hui,
c'est l'Acadie de toujours,
une Acadie résiliente,
qui va sortir des difficultés
qu'elle traverse, mais elle en
traverse comme tous les autres
peuples, aussi longtemps qu'elle
pourra. Et espérons que c'est
longtemps. Mais je ne peux pas,
moi, me proclamer prophète d'une
Acadie triomphante dans tant et
tant d'années. Je ne sais pas.
Alors, on est plus vivant
que jamais, dans le sens que
l'Acadie a quand même fourni
au Canada un gouverneur général,
a fourni trois ou quatre
lieutenants-gouverneurs à la
province du Nouveau-Brunswick,
elle a fourni au pays
et au monde des musiciens.
Arthur Leblanc a été un des
grands violonistes du Canada.
Il venait d'Acadie.
LINDA GODIN
Hum-hum.
ANTONINE MAILLET
Elle a fourni des peintres,
elle a fourni des sculpteurs,
il y en a beaucoup en Acadie.
Plus que la moyenne d'ailleurs,
parce que nous sommes un petit
peuple. Alors, il y a beaucoup
d'Acadiens, mais on a envahi
presque tout le Canada. Eh bien,
tous ceux-là aident à garder
vivants; vivante l'histoire
et vivant aussi un visage.
LINDA GODIN
Quel est l'héritage que
vous croyez que vous laisserez?
Quel est votre héritage à vous?
ANTONINE MAILLET
Je crois que l'écrivain ne
laisse en héritage qu'une vision
personnelle du monde. Il la
laisse dans des formes. Ça peut
être des formes visuelles, des
formes auditives. Dans le cas
de l'écrivain, il le laisse dans
des mots. Je dis: Les mots qui
racontent le monde vu par moi,
c'est ça l'héritage que je donne.
Et le monde vu par moi
veut dire senti par moi,
le monde conçu par moi, créé par
moi. Je crée un monde à part,
parallèle au mien. Tous mes
personnages, j'en ai laissé
2000, oui. Eh bien, mes
personnages, c'est mon monde
à moi. Et quand Balzac est mort,
il a demandé à son chevet son
médecin de campagne. Il a oublié
qu'il était pas vrai. Il l'avait
créé son médecin de campagne.
C'est un personnage. Alors,
c'est comme si je demandais:
Allez-vous me chercher
La Sagouine pour venir
laver mon plancher. Bon, mes
personnages sont devenus aussi
importants que les personnes
qui m'entourent. J'ai multiplié
mon monde par 1000 et par plus
que 1000. Ce qui veut dire
que je suis riche de tout ça.
Mais c'est ce que je laisse.
Mon héritage est une richesse.
LINDA GODIN
Antonine Maillet,
merci beaucoup.
ANTONINE MAILLET
Merci à vous.
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