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Vidéo transcription
Trois souvenirs de ma jeunesse
Paul Dédalus va quitter le Tadjikistan. Il se souvient… De son enfance à Roubaix… Des crises de folie de sa mère… Du lien qui l’unissait à son frère Ivan, enfant pieux et violent…Il se souvient… De ses seize ans… De son père, veuf inconsolable… De ce voyage en URSS où une mission clandestine l’avait conduit à offrir sa propre identité à un jeune homme russe… Il se souvient de ses dix-neuf ans, de sa soeur Delphine, de son cousin Bob, des soirées d’alors avec Pénélope, Mehdi et Kovalki, l’ami qui devait le trahir… De ses études à Paris, de sa rencontre avec le docteur Behanzin, de sa vocation naissante pour l’anthropologie… Et surtout, Paul se souvient d’Esther. Elle fut le coeur de sa vie. Doucement, « un coeur fanatique ».
Réalisateur: Arnaud Desplechin
Acteurs: Quentin Dolmaire, Lou Roy Lecollinet, Mathieu Amalric
Année de production: 2014
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Générique d'ouverture
Titre :
Trois souvenirs de ma jeunesse
Nos Arcades
IRINA parle au téléphone en russe. Elle regarde par la fenêtre de son appartement.
IRINA
(Au téléphone)
Paul Dédalus.
IRINA se tourne vers PAUL qui accroche des photos au mur. Il lui sourit. IRINA continue de parler en russe pendant que PAUL lui sert du thé.
IRINA
(Tout bas, s'adressant à PAUL)
Merci.
IRINA raccroche le téléphone.
IRINA
Le conteneur arrivera
dans trois semaines.
PAUL ADULTE
Ah, bien.
IRINA
Quand tu auras trouvé
un appartement,
il te suffira d'appeler ce
numéro pour leur donner
ta nouvelle adresse.
Ils s'occuperont de livrer
tes affaires.
IRINIA donne un papier à PAUL.
PAUL ADULTE
J'adore les femmes organisées.
IRINA
Ça fait partie de mon travail,
professeur Dédalus.
IRINA se couche sur le lit. PAUL se couche sur elle.
IRINA
Tu es sûr que tu veux rentrer?
PAUL ADULTE
Tu vas me manquer.
PAUL se couche près d'IRINA.
IRINA
Le bel Ulysse rentre
à Ithaque.
PAUL ADULTE
Je suis pas Ulysse.
J'ai pas une nostalgie
pour mon pays.
IRINA chevauche PAUL.
IRINA
Bien alors,
pourquoi tu rentres?
PAUL ADULTE
Mais j'imagine
qu'il le fallait.
J'ai toujours su
que je reviendrais un jour.
IRINA
C'est un mauvais rêve
que je suis en train de faire.
Ah!
IRINA met ses mains sur sa bouche.
PAUL ADULTE
Irina.
IRINA
Je me tais.
PAUL ADULTE
Parle pas.
IRINA
Je veux que tu me jettes
un sort pour que je t'oublie
tout de suite.
Allez!
Disparais.
Shou, shou, shou!
Pshou!
IRINA se couche sur la poitrine de PAUL.
IRINA
Hum... Je veux bien
me souvenir de toi
quand je serai
une très vieille dame.
Texte narratif :
1. Enfance
Une photo de PAUL enfant est accrochée à un mur.
PAUL (Narrateur)
Je me souviens...
Je me souviens...
Je me souviens...
PAUL a une dizaine d'années. Il se tient en haut d'un escalier avec un couteau. JEANNE, la mère de PAUL, monte lentement les marches.
PAUL ENFANT
Dégage! Dégage, sale folle!
Qu'est-ce que tu viens
encore foutre ici?
JEANNE
Je fais ce que je veux,
petit roi.
PAUL ENFANT
C'est la nuit et tu viens
ouvrir les portes.
Ça fait 400 fois,
400 fois que tu ouvres ma porte.
Arrête de nous espionner.
JEANNE
J'ai le droit d'entrer dans
la pièce que je veux.
PAUL ENFANT
Prends un autre étage.
Tu ne montes plus,
c'est terminé.
JEANNE
Pourquoi je t'écouterais?
Tu n'es qu'un enfant?
IVAN et DELPHINE, le frère et la sœur de PAUL, arrivent dans le couloir.
DELPHINE ENFANT
Arrêtez! Arrête, Paul.
JEANNE
Ce n'est pas ta maison,
c'est la maison de mon père.
PAUL ENFANT
Ta maison,
c'est chez les cinglés.
Va! Ivan a la crosse de hockey
et moi, j'ai un couteau. Si tu
montes encore, je te le plante
dans le coeur, je te le jure!
JEANNE
Tu veux me tuer?
PAUL ENFANT
Ne monte plus ici. Je le dirai
à papa quand il va rentrer.
IVAN ENFANT
Arrêtez, arrêtez!
DELPHINE ENFANT
Tu dois partir, maman.
Il va le dire à papa.
JEANNE
Ah, tu ne diras rien à papa.
Je t'aurai, regarde mes mains.
Je vais les tacher de ton sang.
PAUL ENFANT
Arrête. Arrête!
Tu me rends fou!
PAUL dort au haut des marches. JEANNE dort assise contre le mur, un palier plus bas. DELPHINE arrive et couvre son frère d'une couverture.
On sonne à la porte chez ROSE. Elle ouvre. C'est PAUL.
ROSE
Mais tu es là?
Ton frère et ta soeur ne sont
pas à la maison?
PAUL ENFANT
Si.
ROSE
Tu voulais
me faire une petite visite?
Entre.
ROSE donne une couverture et un oreiller à PAUL.
ROSE
Tu feras ton lit dans le salon.
C'est bon, tu le tiens?
ROSE donne des livres à PAUL.
ROSE
Et puis, bien ça,
c'est pour dessiner.
Tu as qu'à lire
ou copier les images.
PAUL dessine dans un livre. ROSE est assise près de lui.
ROSE
Tu veux rester longtemps ici?
PAUL ENFANT
Je veux plus habiter
chez ma mère.
ROSE
C'est difficile avec Jeanne.
ROSE accueille MME SIDOROV.
ROSE
Mon petit neveu est là.
MME SIDOROV
Et pourquoi sa mère
ne s'occupe pas de lui?
ROSE
Paul a quitté la maison.
Il va habiter ici
un petit moment.
ROSE et PAUL sont dans le jardin. MME SIDOROV sort de la maison avec un plateau. [MME SIDOROV
Je t'ai préparé du thé.
ROSE est assise à table, PAUL joue un peu plus loin. Il voit ROSE embrasse MME SIDOROV.
PAUL dessine.
PAUL ENFANT (Narrateur)
À Ivan, je dois tout.
Il me soulève,
moi je le soutiens.
Nous sommes un seul corps
à deux têtes.
IVAN est dans une maison abandonnée. Il lance un vélo vers le mur.
IVAN ENFANT
Saloperie de vélo!
IVAN prend un tuyau de fer et frappe sur le vélo.
IVAN ENFANT
Prends ça.
Et ça!
IVAN et PAUL sont dans une classe avec le PROFESSEUR.
PROFESSEUR
Nous avons reçu une plainte.
Ton frère a pris le vélo
d'un de ses camarades et
il l'a foncé contre un mur.
PAUL ENFANT
Il a pas fait exprès.
PROFESSEUR
Tu étais là?
PAUL
Non, monsieur.
PROFESSEUR
Ivan, tu as dit à Paul que
tu avais volé dans les sacoches?
IVAN ENFANT
Non.
PAUL ENFANT
Qu'est-ce que tu as volé?
IVAN ENFANT
De l'argent.
PAUL ENFANT
Je suis pas le gardien
de mon frère, moi.
PROFESSEUR
Quoi?
Qu'est-ce que tu as dit?
IVAN et PAUL descendent l'escalier de l'école.
IVAN ENFANT
On s'en fout, hein?
PAUL ENFANT
Oui, on s'en fout.
IVAN ENFANT
Quand est-ce que
tu reviens à la maison?
PAUL ENFANT
Quand maman sera partie.
MME SIDOROV apprend à PAUL à parler russe.
MME SIDOROV est assise dans la salle à manger avec PAUL. ROSE est assise un peu plus loin.
MME SIDOROV
Je suis
arrivée en France en 1950.
Mon mari était consul
à Marseille.
Et un jour,
Sacha a reçu l'ordre
de rentrer à Moscou.
Moi, j'ai dit à mon mari
que je ne rentrerai jamais.
Là-bas, je n'avais connu
que la faim, le froid.
Le manque.
Maintenant, nous rentrerions
et nous y trouverions le procès.
Déportation ou la mort.
Mon mari a dit qu'il obéirait
parce qu'il devait.
Toujours, les hommes doivent
et les femmes, elles s'enfuient.
Voilà. Et mon mari est reparti
pour Moscou tout seul.
Là-bas, il a été jugé
et exécuté.
PAUL et sa famille marchent derrière un corbillard.
PAUL est couché sur les genoux de ROSE. Ils écoutent de la musique.
IVAN est dans une église.
IVAN ENFANT
Dieu, si vous m'aimez,
n'apparaissez pas,
je ne veux pas vous voir.
Je vous en supplie,
faites que
je ne crois pas en vous.
Le PRÊTRE arrive.
PRÊTRE
Ivan, mais qu'est-ce que
tu fais ici?
IVAN ENFANT
Je priais.
PRÊTRE
Eh bien... c'est bien.
Moi aussi je prie souvent
pour ta mère.
Comment va ton père?
Il a repris le travail?
IVAN ENFANT
Oui, il est en voyage.
PRÊTRE
Tu le salueras pour moi.
DELPHINE et IVAN sont dans le jardin et ils accrochent des vêtements sur la corde à linge. PAUL verse des cendres dans le jardin.
IVAN, PAUL et DELPHINE allument un pétard.
IVAN ENFANT
Un...
Deux...
Trois!
Le pétard fait exploser une scène de western avec des figurines en plastique.
PAUL est avec ABEL, son père, dans la maison.
ABEL
T'as vu ces notes?
Mais quel fils peut bien
rapporter à son père
des notes pareilles?
Réponds!
PAUL ENFANT
Je sais pas.
ABEL
Ne me rapporte pas
de telles notes.
Pas à moi.
Si encore t'étais idiot
ou arriéré.
Mais je veux pas d'un fainéant
dans ma maison.
ABEL gifle PAUL.
PAUL ENFANT
Aïe!
ABEL
Ne me regarde pas comme ça.
PAUL ENFANT
T'as même pas passé
ton bac, toi.
ABEL
Non, j'ai épousé ta mère.
Elle a été malade,
puis enceinte.
Et j'ai dû travailler
comme une merde pour toi.
Maintenant, je suis seul avec
vous trois et je m'en sors pas.
Tu le vois pas
que je m'en sors pas?
Alors, ma femme est morte,
toi, tu vas travailler.
PAUL ENFANT
T'avais qu'à trouver
une autre femme.
ABEL
Quoi?
PAUL ENFANT
Non!
PAUL part en courant. ABEL le poursuit dans la maison. Il attrape PAUL et le frappe.
ABEL
Viens!
J'ai pas fini avec toi.
J'ai pas fini avec toi!
PAUL (Narrateur)
Mon père me frappait,
mais je ne sentais rien.
PAUL ENFANT
Arrête!
PAUL (Narrateur)
Ça ne me fait pas mal.
Je ne sens rien.
PAUL, adulte, arrive à l'aéroport. Un douanier et plusieurs agents de sécurité l'entourent.
DOUANIER
Monsieur. Monsieur?
Je suis désolé, mais
il me semble qu'il y a
un problème avec vos papiers.
PAUL ADULTE
Je comprends pas.
Non, mais je suis fatigué,
j'ai pas dormi dans l'avion.
DOUANIER
À quand remonte
votre dernière visite en France?
PAUL ADULTE
Oh, c'était il y a huit ans...
dix ans?
DOUANIER
Quelle est
votre adresse en France?
PAUL ADULTE
Je suis domicilié chez mon
frère, 8 rue Vauban à Roubaix.
DOUANIER
Ah. Et c'est là
que vous allez résider?
PAUL ADULTE
Non, je m'installe à Paris.
Demain, je prends mes fonctions
au ministère des Affaires
étrangères.
ARIEL entre dans le bureau de PAUL, qui défait des boîtes.
ARIEL
Collègue.
PAUL ADULTE
Oui.
ARIEL
Tu es convoqué
à la DGSE ce matin.
Regarde.
ARIEL donne un papier à PAUL.
PAUL ADULTE
Ah.
ARIEL
Très chic.
Alors, tu es un espion?
PAUL ADULTE
Pas que je sache.
ARIEL
Alors, qui es-tu?
PAUL ADULTE
Je ne sais plus.
ARIEL
Paul?
Texte narratif :
2. Russie
PAUL, adulte, est assis dans une salle d'interrogatoire sombre. CLAVERIE est debout, contre le mur.
PAUL ADULTE
Quel a été le souci
avec mon passeport?
CLAVERIE
Il y a une chose embêtante.
Vous avez un homonyme
en Australie.
Nous avons trouvé
un autre Paul Dédalus.
PAUL ADULTE
J'imagine que
c'est un nom assez commun.
CLAVERIE
Hum...
Votre homonyme est né
au même endroit que vous
et à la même date que vous.
C'est un hasard
difficilement imaginable.
PAUL ADULTE
Ah... Ah oui.
CLAVERIE
Vous en convenez.
PAUL ADULTE
Mais il doit s'agir
d'une usurpation d'identité.
Je ne sais pas.
Je peux vous demander
qui vous êtes?
CLAVERIE
Je ne suis pas autorisé
à vous le dire.
J'ai ici la liste de vos
derniers domiciles sur 20 ans.
Vous êtes un grand voyageur.
Douchanbé.
PAUL ADULTE
Oui.
CLAVERIE
Auparavant,
vous étiez à Boukhara,
Dachoguz, At... amyrat?
PAUL ADULTE
Atamyrat,
c'est au Turkménistan.
CLAVERIE
Vous avez vécu en Iran,
en 1995.
PAUL ADULTE
Oui, j'ai suivi
des rituels funéraires
dans le sud pendant six mois.
CLAVERIE
La tête me tourne.
Je suis un homme très casanier.
PAUL ADULTE
Je suis anthropologue.
Je conduisais des recherches.
CLAVERIE
Et vous voilà de retour.
Nous apprenons que vous entrez
au Quai d'Orsay.
PAUL ADULTE
Oui.
CLAVERIE
C'est un ministère
prestigieux.
PAUL ADULTE
Je parle pas mal de langues.
CLAVERIE s'assoit à la table, en face de PAUL.
CLAVERIE
Puis-je vous demander
où vous étiez en 1987?
PAUL ADULTE
Je ne sais pas.
En France, j'imagine.
CLAVERIE
Nous avons retrouvé
une demande de renouvellement
de votre carte d'identité
au consulat de Tel-Aviv en 1987.
PAUL ADULTE
Je n'ai encore jamais
visité Israël.
Alors, il doit s'agir d'un faux.
CLAVERIE montre une photocopie d'une carte d'identité à PAUL. Ce n'est pas sa photo, mais ce sont ses informations.
CLAVERIE
Voilà. C'est la photo
de votre jumeau.
Monsieur Dédalus, citoyen
français résident à Melbourne.
Vos papiers d'identité
ont été volés un jour?
PAUL ADULTE
Pas que je me souvienne.
CLAVERIE
Ceci est une déclaration
de vol à la douane russe
que vous avez signée
à l'âge de 16 ans.
Votre signature est
encore enfantine,
mais c'est bien la vôtre.
CLAVERIE place un document devant PAUL.
PAUL ADULTE
Hum-hum.
Voyage à Minsk.
Vous me soupçonnez d'être
un agent communiste?
CLAVERIE
Qu'est-ce que
vous faisiez à Minsk?
PAUL ADULTE
Un voyage scolaire
avec le lycée.
C'est un copain, Zyl,
du lycée qui m'avait emmené.
CLAVERIE
Zyl?
PAUL ADULTE
Marc Zylberberg.
Avec ses parents,
il faisait partie
d'une organisation
qui aidait les refuzniks.
PAUL a seize ans. Il est dans l'antichambre d'une synagogue avec ZYLDERBERG. PAUL place une kippa sur sa tête et regarde ZYLDERBERG.
ZYLDERBERG
Parfait.
ZYLDERBERG et PAUL assistent à la prière à la synagogue. SERGE arrive dans la synagogue. Il s'assoit derrière ZYLDERBERG et PAUL.
SERGE
Les types de Strasbourg
sont arrivés hier. Tu veux
toujours les rencontrer?
ZYLDERBERG
Oui.
SERGE
Si vous les rencontrez,
c'est pas pour discuter.
Ils ont pas de temps à perdre,
on est d'accord?
ZYLDERBERG, PAUL et SERGE sont dans une petite pièce avec ÉLIE et DIMITRI, deux hommes dans la quarantaine. ÉLIE est assis en retrait. ZYLDERBERG et PAUL sont assis à une table. SERGE et DIMITRI sont debout devant la table.
ZYLDERBERG
Tu peux te découvrir.
PAUL retire sa kippa.
JEUNE PAUL
Pardon.
SERGE
Bon, nous avons des amis qui
sont retenus captifs en URSS
qui voudraient passer en Israël.
Nous désirons les aider.
DIMITRI
Vous avez entendu parler
de ces gens?
ZYLDERBERG
Mesuravim.
JEUNE PAUL
Ou les otkazniks.
DIMITRI
Qui vous a parlé de nous?
ZYLDERBERG
Serge, à Roch Hachana.
DIMITRI
(S'adressant à PAUL)
Et toi?
JEUNE PAUL
Moi, j'avais lu
dans les journaux, mais
c'est Marc qui m'en a parlé.
DIMITRI
Serge m'a dit
que votre lycée partait
bientôt en voyage à Minsk.
ZYLDERBERG
Oui.
DIMITRI
Quand?
ZYLDERBERG, PAUL ET SERGE
Quinze jours.
DIMITRI
Donc, nous devons transférer
de l'argent et des papiers
à nos amis là-bas.
Vous voulez nous aider?
ZYLDERBERG
Oui.
SERGE
(S'adressant à PAUL)
Tes parents sont communistes?
JEUNE PAUL
Mon père était inscrit au PSU,
mais il milite pas.
SERGE
T'as pas le droit
de leur en parler.
Personne.
Vraiment personne.
ÉLIE
C'est quoi ce ruban?
PAUL retire le brassard noir.
JEUNE PAUL
Ma mère est morte.
ÉLIE
Ah, je suis désolé.
PAUL
Non, ça va.
Ça fait plus de cinq ans.
ÉLIE
Minsk, moi, je connais bien.
Alors, j'ai deux, trois petites
questions à vous poser.
Marc, tu fumes, toi?
ZYLDERBERG hoche la tête.
ÉLIE
Et ton copain, il fume?
JEUNE PAUL
Des Chesterfield ou des Camel.
ÉLIE
Quand vous serez là-bas,
ne fumez pas vos cigarettes
américaines dans la rue.
Le premier Russe vous repère
et vous vous faites coincer
par les flics.
Le jour où vous irez visiter
le musée des beaux-arts-
ZYLDERBERG
Attendez, je sais pas si c'est
au programme. On nous a
encore rien dit.
SERGE
Marc, quand tu pars à Minsk
en voyage organisé, tu le fais,
le musée des beaux-arts,
que tu le veuilles ou non.
Crois-moi.
ÉLIE
Nous aurons un camarade
parmi nos accompagnateurs.
ZYLDERBERG
C'est qui?
DIMITRI
Toi, t'as pas à le savoir.
ÉLIE
Donc, ce jour-là,
vous quitterez votre groupe
et vous changerez vos
allures d'Occidentaux.
Vous sortirez du musée,
vous prendrez un train. Il y a
un arrêt juste devant le musée.
ÉLIE place une carte sur la table.
ÉLIE
Vous irez à la station...
Gagarina. Vous irez
à cette adresse. Dimitri?
DIMITRI
Oui.
Tiens. Tiens, lis-moi ça.
DIMITRI donne un papier à ZYLDERBERG. Il le lit à voix haute. C'est en russe. ÉLIE et ZYLDERBERG ont un échange en russe.
ÉLIE
Bon, quand vous serez
arrivés là-bas,
vous donnerez cette enveloppe
aux gens qui vous ouvriront.
ÉLIE sort une enveloppe de son veston et la donne à ZYLDERBERG.
ÉLIE
L'enveloppe contient
des papiers et de l'argent.
Et vous reprendrez le même tram.
Au musée des beaux-arts,
vous rejoindrez votre groupe.
Vous aurez une heure.
Il faut que vous soyez revenu au
musée avant la fin de la visite.
Voilà 25 roubles.
Pour le tram. Avant
d'arriver à Minsk, là,
il faut que vous mémorisiez bien
l'adresse, la station de tram
et les numéros d'appartement.
DIMITRI
(S'adressant à PAUL)
Mais toi, t'es juif?
JEUNE PAUL
Non, monsieur.
DIMITRI
T'es sûr que tu veux faire ça?
JEUNE PAUL
Oui.
ÉLIE
Pourquoi?
JEUNE PAUL
Bien...
bien, parce que
Marc est mon ami.
Et le droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes.
ÉLIE
(Riant)
Qu'il est sérieux, ce garçon.
Et tu t'appelles?
JEUNE PAUL
Paul Dédalus.
ÉLIE
Montre-moi ton passeport.
PAUL sort son passeport et le donne à ÉLIE.
ÉLIE
Paul, je voudrais
te demander quelque chose.
Est-ce que là-bas,
tu pourrais donner tes papiers?
T'as une petite tête d'ange
et là, devant moi,
j'ai un petit noiraud.
ÉLIE fait un signe de tête vers ZYLDERBERG.
ÉLIE
Tu ne risques rien
ou pas grand-chose, à part deux
heures dans un commissariat.
Est-ce que tu veux bien
leur laisser les papiers?
JEUNE PAUL
Je donnerai mes papiers.
ÉLIE
Si tu changes d'avis, ça
n'aura pas de gravité,
tu me comprends?
JEUNE PAUL
Oui, je comprends.
ÉLIE
La peur est humaine
et là-bas, tu vas avoir peur.
Alors, si tu ne donnes pas
ton passeport, tu rentreras
et tu seras fier d'avoir
donné l'enveloppe.
DIMITRI
L'enveloppe, c'est important.
PAUL et ZYLDERBERG sont dans la chambre de ZYLDERBERG. PAUL est assis sur le lit et coud l'enveloppe à l'intérieur d'une chemise.
JEUNE PAUL
C'est quoi, les "Mesuravim"?
ZYLDERBERG
C'est en hébreu,
"ceux qui refusent".
JEUNE PAUL
Ah, c'est quoi le mot russe
que j'ai dit? Hum...
"Otkaznik..."
ZYLDERBERG
Je sais pas si c'est
les "refusants" ou les refusés.
JEUNE PAUL
Très bien.
ZYLDERBERG
D'où tu sais coudre, toi?
JEUNE PAUL
Te fous pas de moi,
c'est ma grande tante.
YORICK marche dans le couloir d'un train et frappe aux portes des compartiments.
YORICK
Pierre-Luc, Camille,
les passeports. Préparez-les,
on arrive.
On arrive en RDA,
les passeports, s'il vous plaît.
Allô?
PAUL et ZYLDERBERG sont dans leur compartiment. Ils sont couchés dans leurs couchettes et ont tous les des livres ouverts devant eux. Chacun a un papier avec l'adresse de la livraison caché dans le livre. YORICK entre dans le compartiment.
YORICK
Les gars.
Vos passeports, allez.
JEUNE PAUL
Pourquoi?
YORICK
On arrive en RDA, vite.
Allez.
PAUL donne son passeport à YORICK.
JEUNE PAUL
Quand est-ce que
vous me le rendez?
YORICK
Pourquoi? Tu veux t'enfuir?
Marc, ton passeport.
ZYLDERBERG donne son passeport.
ZYLDERBERG
Quand est-ce qu'on passe
la frontière?
YORICK
Dans 45 minutes.
YORICK recule dans le couloir et s'adresse à tous les étudiants.
YORICK
D'ailleurs,
les douaniers passeront
dans les compartiments.
Ils vous demanderont
peut-être de montrer
ce qu'il y a dans vos sacs.
JEUNE PAUL
Yorick?
PAUL et YORICK échangent un regard. YORICK sourit et ferme la porte.
PAUL est adulte. Il est dans la salle d'interrogatoire avec CLAVERIE.
PAUL ADULTE
La douane n'a pas
trouvé l'argent.
Ils ont à peine fouillé.
CLAVERIE
Vous étiez deux enfants.
PAUL ADULTE
À Minsk, nous nous sommes
échappés lors de la
visite du musée.
Zyl était bien
plus précoce que moi.
Il s'est repéré sans problème.
Moi, je le suivais.
Au musée, ZYLDERBERG et PAUL, 16 ans, sont avec leur groupe.
GUIDE DU MUSÉE
L'auteur a reçu une grande
médaille d'or par son travail.
C'était dans l'examen final
de l'Académie des Beaux-Arts
de Saint-Pétersbourg.
Et le tableau s'appelle
Le triomphe d'Alexandre le Grand.
Un empereur ancien...
HECTOR arrive subtilement derrière ZYLDERBERG et PAUL dans le groupe.
HECTOR
(Chuchotant)
Paul, j'ai récupéré
ton passeport que je viens
de te glisser dans la poche.
Vous restez un peu à la traîne,
ensuite, vous prenez
l'escalier central. Au sous-sol,
un vestiaire avec deux paquets,
deux manteaux.
GUIDE DU MUSÉE
Vous pouvez passer
dans la salle suivante
où nous avons parlé...
HECTOR
Bonne chance, les gars,
vous avez une heure.
Le groupe se déplace vers l'autre salle. ZYLDERBERG et PAUL quittent le groupe. Ils se dirigent rapidement vers les vestiaires dans le sous-sol du musée.
ZYLDERBERG
Les vestiaires. Paul, viens.
ZYLDERBERG et PAUL trouvent deux paquets enveloppés dans du papier kraft.
ZYLDERBERG
Tiens, prends celui-là, toi.
PAUL ouvre un paquet et en sort un manteau.
ZYLDERBERG
La doublure, la doublure! Vite.
Vas-y, vas-y. Déchire-le.
Vas-y, vas-y, on s'en fout.
JEUNE PAUL
Voilà.
ZYLDERBERG et PAUL défont les doublures des manteaux et prennent les enveloppes cachées à l'intérieur.
ZYLDERBERG et PAUL sortent du musée. PAUL place une cigarette dans sa bouche.
ZYLDERBERG
Tu l'as eu où,
cette cigarette?
JEUNE PAUL
Je suis sorti
de l'hôtel ce matin.
PAUL ADULTE (Narrateur)
Le tramway nous attendait
bien en face du musée.
Le trajet était long.
ZYLDERBERG et PAUL sont dans le tramway.
ZYLDERBERG et PAUL marchent dans la rue.
ZYLDERBERG
Paul.
PAUL ADULTE (Narrateur)
Et puis, nous sommes arrivés
devant un immeuble étrange,
en banlieue.
JEUNE PAUL
C'est quoi le nom déjà?
ZYLDERBERG
On sait pas.
Une vieille dame ouvre la porte et parle en russe avec ZYLDERBERG. ZYLDERBERG et PAUL entrent dans l'immeuble et montent les marches.
ZYLDERBERG
Escalier B.
ZYLDERBERG et PAUL sont devant une porte. ZYLDERBERG frappe. EPHRAÏM ouvre la porte. Il parle en russe avec ZYLDERBERG. PAUL et ZYLDERBERG entrent dans l'appartement. EPHRAÏM les mène dans une autre pièce dans laquelle NAOUM et un autre vieil homme sont assis. EPHRAÏM, PAUL et ZYLDERBERG s'assoient avec NAOUM. ZYLDERBERG parle en russe avec EPHRAÏM et NAOUM. Il leur donne l'enveloppe. EPHRAÏM sort une liasse d'argent et la donne à NAOUM qui court dans une autre pièce pour montrer l'argent à d'autres personnes. EPHRAÏM commence à chanter. Il cesse soudainement et regarde PAUL d'un air suspicieux.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce qu'il a dit?
ZYLDERBERG
Il demande qui t'es.
JEUNE PAUL
Paul.
Tenez.
Tenez, c'est pour vous.
PAUL donne son passeport à EPHRAÏM, qui le prend et regarde à l'intérieur. Il sourit.
EPHRAÏM
Natan! Natan!
EPHRAÏM va dans l'autre pièce et parle en russe avec NAOUM et NATAN. EPHRAÏM mène NATAN dans la pièce où se trouvent PAUL et ZYLDERBERG.
EPHRAÏM
Je vous présente le nouveau...
Paul Dédalus.
NATAN parle en russe. EPHRAÏM lui répond. NATAN prend PAUL dans ses bras et lui fait la bise.
EPHRAÏM
Il te plaît, ton frère?
PAUL et ZYLDERBERG s'apprêtent à partir. EPHRAÏM prend la main de PAUL.
EPHRAÏM
Merci.
Merci à vous deux.
Filez, filez!
ZYLDERBERG et PAUL descendent les marches vers un tunnel.
MARC
Comment tu vas faire
à la douane?
JEUNE PAUL
Je trouverai.
Un policier russe parle à ZYLDERBERG qui lui répond en russe. Le policier dit quelque chose, ZYLDERBERG a l'air apeuré. Il sort un paquet de cigarettes Malboro et le tend au policier. Le policier regarde autour de lui et prend le paquet. Il laisse ZYLDERBERG et PAUL partir. Les deux jeunes hommes s'éloignent dans le tunnel. Quand le policier est hors de vu, PAUL et ZYLDERBERG s'arrêtent.
ZYLDERBERG
Il nous reste 15 minutes.
JEUNE PAUL
Maintenant, frappe-moi.
ZYLDERBERG
Quoi?
JEUNE PAUL
On va dire
que je me suis fait agresser
et que des types ont volé
mes papiers. Vas-y, frappe-moi.
ZYLDERBERG
Non, je vais pas
te frapper, arrête.
Arrête.
PAUL se frappe au visage.
ZYLDERBERG
Qu'est-ce que tu fais, là?
Arrête. Mais arrête!
JEUNE PAUL
J'ai juste besoin
d'un oeil au beurre noir.
Allez, frappe-moi.
PAUL attrape ZYLDERBERG par le bras.
ZYLDERBERG
Lâche-moi.
JEUNE PAUL
Allez, frappe-moi. Allez.
ZYLDERBERG
Mais lâche-moi!
ZYLDERBERG frappe PAUL.
JEUNE PAUL
Vas-y, plus fort.
Frappe-moi encore. Plus fort.
ZYLDERBERG
Non, je veux pas te frapper.
PAUL se donne des coups de poing au visage.
ZYLDERBERG
Mais arrête.
Mais Paul, merde!
JEUNE PAUL
Putain.
PAUL frappe son visage contre une colonne. Il tombe par terre.
PAUL, le visage tuméfié, et ZYLDERBERG montent dans le tramway.
ZYLDERBERG et PAUL arrivent au musée par la porte arrière.
ZYLDERBERG
Oh merde! Paul.
PAUL et ZYLDERBERG sont dans le vestiaire du musée. Une femme arrive et parle en russe avec ZYLDERBERG. Elle attrape PAUL par le collet et les deux jeunes hommes sortent des vestiaires.
PAUL ADULTE (Narrateur)
Et puis, nous sommes
rentrés à l'hôtel.
PAUL et ZYLDERBERG sont dans une voiture de police devant l'hôtel. L'AGENT DU KGB passe la tête par la fenêtre de la voiture et dit quelque chose en russe.
ZYLDERBERG
Il dit que tu dois rester.
HECTOR, YORICK, ZYLDERBERG et L'AGENT DU KGB dont dans le lobby de l'hôtel.
HECTOR
Pourquoi Paul ne peut pas
rentrer à l'hôtel?
L'AGENT DU KGB
Pourquoi vos garçons sont
sortis du musée?
YORICK
(Énervé)
Pourquoi vous nous posez
la question?
Ils vous ont dit qu'ils sont
sortis fumer une cigarette.
L'AGENT DU KGB
Calmez-vous, s'il vous plaît.
YORICK
Merde!
L'AGENT DU KGB
Calmez-vous.
YORICK remarque la doublure du manteau de ZYLDERBERG.
YORICK
Qu'est-ce que vous avez foutu?
Regardez ce manteau,
regardez la doublure.
Elle est déchirée.
ZYLDERBERG
Paul s'est fait agresser
en bas du musée.
Ils lui ont volé son passeport.
PAUL, adulte, est avec CLAVERIE.
PAUL ADULTE
Les profs avaient couvert
notre escapade.
Il a suffi d'une déclaration
de vol et nous sommes
rentrés en France.
YORICK fait signe à PAUL, 16 ans, de sortir de la voiture de police devant l'hôtel.
YORICK
Viens.
Je vais te trouver un infirmier.
T'as mal, là?
JEUNE PAUL
Non, ça va. J'ai rien senti.
PAUL, adulte, est avec CLAVERIE.
PAUL ADULTE
Voilà.
CLAVERIE
C'est héroïque.
PAUL ADULTE
J'ai bien peur de m'être
rendu compte de rien.
Je crois pas
que deux adolescents
français risquaient beaucoup.
CLAVERIE
Et votre ami?
PAUL ADULTE
Un an plus tard,
les parents de Marc
ont déménagé à Lyon.
Nous nous sommes perdus de vue.
Enfin, je suis ravi
que mes papiers aient servi
à qui en avait besoin.
Je ne savais pas que j'avais
un jumeau à Melbourne.
CLAVERIE
Il est mort maintenant.
Nous avons
un certificat de décès
qui date de deux ans.
CLAVERIE place le document sur la table.
CLAVERIE
Vous êtes pâle.
PAUL ADULTE
J'ai pas l'habitude de lire
mon acte de décès.
PAUL ADULTE
Ainsi vous étiez mort.
Mais vous voilà en vie.
PAUL ADULTE
La vie est étrange.
Texte narratif :
3. Esther
PAUL, 19 ans, est dans un bus.
PAUL ADULTE (Narrateur)
Je me souviens...
Je me souviens...
Je cherche des morceaux
de souvenirs en moi
et j'ai mémoire de rien.
Tout est effacé,
sinon trois, quatre bribes.
Un bégaiement.
PAUL arrive dans un stationnement. Il voit KOVALKI qui l'attend dans sa voiture.
JEUNE PAUL
Salut.
KOVALKI
Salut.
JEUNE PAUL
Oh, tu m'attendais,
le coeur battant.
KOVALKI
J'espérais Janet Jackson.
Mais tu peux entrer quand même.
PAUL monte dans la voiture.
KOVALKI
Alors, tu t'habitues à Paris?
JEUNE PAUL
Ça va.
KOVALKI
Et il y a des filles
"niquables" à ta fac?
JEUNE PAUL
Toi, t'es deuxième année.
Elles sont comment?
KOVALKI
Mais des thons,
un amphi de thons, mon vieux.
J'aurais dû faire pharma,
elles sont mieux roulées.
JEUNE PAUL
Ah, mon pauvre.
PAUL et KOVALKI sont chez PAUL, qui fait la lessive.
KOVALKI
Magne-toi, j'ai pas envie
de croiser ton père.
JEUNE PAUL
Il sera pas là ce week-end.
KOVALKI
C'est pour ça que t'es venu.
JEUNE PAUL
Je suis venu parce que
je suis venu.
KOVALKI et PAUL arrivent devant une école. IVAN, DELPHINE et PÉNÉLOPE sont assis devant l'école.
IVAN
Tiens, voilà Kovalki.
DELPHINE
Qu'est-ce que c'est que ça?
KOVALKI se stationne devant eux et PAUL et lui sortent de la voiture. PAUL ouvre les bras.
DELPHINE
Qu'est-ce qu'il fait ici?
Ce week-end,
t'étais pas censé rentrer.
JEUNE PAUL
Ah, bien, je suis venu
visiter certains amis.
DELPHINE
Quels amis? Kovalki?
JEUNE PAUL
Bien quoi? Qu'est-ce
qu'il y a avec Kovalki?
KOVALKI
Il vaut pas la peine
d'un voyage, Kovalki?
DELPHINE
Mais si, mais si.
IVAN
Tu vas bien, Kovalki?
KOVALKI
Ça va, Ivan?
PAUL prend la cigarette des doigts de DELPHINE.
DELPHINE
Putain. Toi, t'es bien
revenu pour me faire chier.
JEUNE PAUL
Une jeune fille bien élevée
ne fume pas dans la rue.
PAUL fait la bise à sa soeur et lui redonne la cigarette.
DELPHINE
C'est ça, oui.
IVAN donne un paquet de cigarettes à PAUL.
IVAN
Tiens, tu peux
garder le paquet.
JEUNE PAUL
Mais d'où t'as
tout cet argent, toi?
PAUL fait la bise à IVAN.
PAUL prend la main de PÉNÉLOPE et touche tous ses os.
KOVALKI
Scaphoïde, lunatum,
pyramidal, trapézoïde.
Le grand os. Et là,
les cinq métacarpiens.
DELPHINE
T'as déjà disséqué un cadavre?
KOVALKI
Bien sûr.
PÉNÉLOPE
Ah, c'est atroce.
DELPHINE
Homme ou femme?
KOVALKI
Les deux.
DELPHINE
Alors, tu coucheras
jamais avec personne
et tu connaîtras jamais l'amour.
PÉNÉLOPE
Eh non.
KOVALKI
Que tu dis.
DELPHINE est assise contre PAUL. PÉNÉLOPE est près d'eux.
PÉNÉLOPE
Paul, qu'est-ce que
tu fais à Paris?
JEUNE PAUL
Je suis en licence
d'anthropologie.
DELPHINE
Il s'étudie lui-même.
PÉNÉLOPE
Putain, c'est bien, Paris.
Tu t'habitues là-bas?
JEUNE PAUL
Oui.
PAUL observe ESTHER qui est assise un peu plus loin avec deux jeunes hommes.
PÉNÉLOPE
T'es devenu plus
causeur en tout cas, toi, hein?
JEUNE PAUL
Je cultive mon mystère.
DELPHINE
Mystérieux, tu parles!
Tu veux t'inscrire sur
la liste d'attente?
BOB arrive en vélo électrique.
BOB
Paul! Paul!
BOB arrête le vélo en dérapage contrôlé.
PÉNÉLOPE
C'est le voyou.
Voyou du pauvre.
BOB prend PAUL dans ses bras. PAUL remarque la boucle d'oreille de BOB.
JEUNE PAUL
C'est quoi, ça?
Ta mère, elle est d'accord?
BOB
Bien, elle sait pas.
KOVALKI
Allez.
Tout le monde se lève.
DELPHINE
Bon, allez, les amoureux.
Allez!
Je monte devant!
KOVALKI
Paul, chez toi?
JEUNE PAUL
Ouais.
IVAN
Qu'est-ce que tu fais?
DELPHINE
Allez, s'il te plaît.
KOVALKI monte dans sa voiture. IVAN monte à l'avant et DELPHINE à l'arrière. PÉNÉLOPE et BOB partent ensemble sur le vélo. PAUL reste devant l'école, seul. ESTHER le regarde, elle est maintenant seule. PAUL va s'asseoir non loin d'elle.
JEUNE PAUL
Tu t'appelles Esther et
t'es dans la classe de ma soeur.
Paul.
ESTHER
Je sais.
Tu crois que j'ai pas remarqué
que tu me suivais?
JEUNE PAUL
Ah si, je crois
que t'as remarqué.
J'arrête pas
de te manger des yeux.
ESTHER
Je fais toujours cet effet-là.
JEUNE PAUL
Ah bon?
PAUL se lève et s'approche d'ESTHER.
ESTHER
Ouais. Je fais ça aux garçons.
Tu m'as remarqué
il y a deux ans. C'était
il y a deux ans, je crois.
JEUNE PAUL
Oui.
ESTHER
Tu n'arrives pas à m'oublier.
Tu m'oublieras jamais.
JEUNE PAUL
Ah bon?
PAUL s'assoit à côté d'ESTHER.
ESTHER
Oui.
Je fais cet effet-là.
JEUNE PAUL
Pourquoi?
ESTHER
Parce que
je suis exceptionnelle.
Je suis pas comme tes connasses
de copines, là.
"Blablabla."
JEUNE PAUL
Pénélope et ma soeur.
ESTHER regarde PAUL.
JEUNE PAUL
Quoi?
Hum... Je suis
un très mauvais dragueur.
ESTHER
Ah ouais.
JEUNE PAUL
Je me suis toujours demandé
ce que les types pouvaient
bien vous dire
quand ils vous draguent.
Je vous regarde,
ils disent des choses,
vous rigolez.
J'arrive pas à deviner ce qu'ils
ont de si désopilant à dire.
ESTHER
Les dragueurs,
ils disent n'importe quoi.
C'est ça qui fait rigoler.
JEUNE PAUL
C'est super difficile
de dire n'importe quoi.
Moi, j'ai beaucoup d'admiration
pour les dragueurs.
Je suis assez ennuyeux.
ESTHER
Je te fais peur?
JEUNE PAUL
Oui.
Non.
ESTHER
Tu trouves que je suis belle?
JEUNE PAUL
Ah oui, je trouve
que t'es belle.
Bien sûr, ça me fait un choc
physique chaque fois
que je te vois.
ESTHER
Moi, je me trouve pas belle.
Mais j'ai un beau cul
quand même.
PAUL rit.
JEUNE PAUL
T'as le cul le plus renversant
de tout le lycée.
ESTHER
Quand t'es
à la sortie du lycée,
tu regardes d'abord le cul
de toutes les filles
et tu regardes
notre visage après.
JEUNE PAUL
Non, j'arrive à regarder
ton derrière et tes yeux
en même temps.
Et tes seins aussi.
ESTHER
Ah.
JEUNE PAUL
Et il paraît
que t'es pas très libre,
que t'as trois maris.
ESTHER
Ah, je suis pas mariée.
JEUNE PAUL
Que tu sors avec trois types.
ESTHER
Qui?
JEUNE PAUL
Michel le machin,
le type avec les lunettes.
ESTHER
Ah non. Non, lui, c'est fini.
Bon, il le sait pas encore
puisque c'est pas fini,
fini, mais c'est fini.
JEUNE PAUL
Il te faisait rigoler?
ESTHER
Bien ouais, j'ai rigolé.
Il est marrant.
JEUNE PAUL
Il est pas marrant du tout,
Michel je sais pas quoi.
Il est d'une prétention inouïe,
il trouve ça spirituel
d'être fade. Si c'est fini,
pourquoi tu l'as pas lourdé?
ESTHER
Bien, comme ça.
JEUNE PAUL
Puis tu sors avec le mec
du foot aussi.
ESTHER
Oui.
JEUNE PAUL
Il est super beau.
ESTHER
Oui, je l'aime.
JEUNE PAUL
Ça devient de plus
en plus difficile.
J'ai pas de conversation,
je suis pas très beau,
je fais pas de blagues. Je sais
pas comment je vais m'en sortir.
ESTHER rit.
ESTHER
Ouais.
JEUNE PAUL
Tu sors avec un vieux aussi.
ESTHER
Non, c'était il y a longtemps.
Puis il était pas plus
vieux que toi.
JEUNE PAUL
Si, il était
un peu plus vieux.
Lui, rien à dire, il est
impressionnant.
ESTHER
Non.
JEUNE PAUL
Ils sont pas jaloux,
tes trois maris?
ESTHER
Ça va.
Moi, je suis jalouse.
S'il y en a un qui touche
à une autre fille, je la tue.
JEUNE PAUL
Bon, je vais être pathétique.
Est-ce que ça te dirait de venir
chez moi pour jouer au Go?
ESTHER
Au quoi?
JEUNE PAUL
Au Go. C'est un jeu chinois.
Je peux t'apprendre, si tu veux.
ESTHER
Je sais tellement pas ce que
c'est, j'ai déjà oublié le nom.
JEUNE PAUL
Alors, ça veut dire
que tu veux pas venir
chez moi jouer au Go?
ESTHER
Mais si, j'adorerais.
JEUNE PAUL
Cet après-midi?
ESTHER
Hum.
JEUNE PAUL
Au revoir.
IVAN est dans le bureau de l'église avec le PRÊTRE.
IVAN
Pourquoi Dieu a ordonné
à Abraham de tuer son fils
s'il ne voulait pas
qu'il le fasse?
PRÊTRE
Pour qu'Abraham lui obéisse.
IVAN
Mais si Abraham avait
désobéi à Dieu,
il aurait quand même suivi
sa volonté. Alors, pourquoi?
PRÊTRE
Je ne sais pas.
Mais en tout cas,
ça prouve que c'est toujours la
volonté de Dieu qui est faite.
IVAN
Mais pourquoi il nous dit
de prier pour que sa
volonté soit faite?
PRÊTRE
Ivan... je n'en sais rien.
IVAN
Peut-être que
c'est par politesse.
Mais comme quand on dit
au lycée "s'il vous plaît",
mais c'est un ordre.
PRÊTRE
Aucun homme ne peut aller
contre la volonté de Dieu.
Parce que Dieu est
tout-puissant et qu'il
veut le bien des hommes.
IVAN
Oui.
PRÊTRE
Un homme ne peut pas vouloir
son propre mal.
IVAN
Je comprends.
PAUL est dans sa chambre. Il est couché par terre et il lit en écoutant de la musique. Il entend de la musique provenant d'en bas. Il descend les marches. PÉNÉLOPE et DELPHINE sont dans le salon avec ESTHER.
PÉNÉLOPE
Je suis fatigué.
Je voudrais partir d'ici.
DELPHINE
Mais tu veux aller où?
PÉNÉLOPE
N'importe où.
Je crois que je voudrais avoir
dix ans de plus.
DELPHINE
Avec un mari et des enfants?
PÉNÉLOPE
Jamais de la vie.
Je voudrais être libre
et puis voyager.
DELPHINE
Oui, mais où?
PÉNÉLOPE
Au nord, au sud. Ici, j'ai
l'impression que ma vie
va pas commencer.
PAUL entre dans le salon. ESTHER le voit et se redresse dans son fauteuil. Il le regarde.
DELPHINE
J'ai peur qu'on soit plus
jamais aussi heureux
que maintenant.
JEUNE PAUL
Salut.
ESTHER
Salut.
JEUNE PAUL
Tu veux du thé?
PAUL et ESTHER sont dans la cuisine.
JEUNE PAUL
Tu fais copine avec ma soeur?
ESTHER a une moue de dégoût.
ESTHER
(Signifiant non)
Hum...
JEUNE PAUL
Ah oui, t'es une dure.
Toi, tu n'aimes personne.
ESTHER
C'est pas moi qui aime pas
les filles, c'est les filles
qui m'aiment pas.
À part toi,
les garçons m'aiment bien.
JEUNE PAUL
Et tu veux toujours
jouer au Go?
ESTHER
Hum-hum. C'est pour ça
que je suis venue.
La conversation de ta soeur,
ça me fait mal aux seins.
PAUL et ESTHER sont devant la planche de jeu de Go.
JEUNE PAUL
Ça, c'est le goban.
Ça, ce sont les pierres.
On les pose une chacun son tour.
Mais une fois posées,
elles bougent plus.
Le but du jeu est de constituer
des territoires...
en traçant des sortes
de frontières avec les pierres.
PAUL place les pierres sur la planche. ESTHER touche sa main. PAUL retire sa main.
ESTHER
Je vais pas tout retenir
en une fois.
JEUNE PAUL
Ah non, va falloir
qu'on se revoie.
ESTHER
Souvent?
JEUNE PAUL
Ah oui, très régulièrement.
ESTHER
Pour jouer au Go?
JEUNE PAUL
Les deux premières années,
tu seras maladroite
et puis peu à peu...
ESTHER
Mais... je vais pas m'ennuyer?
JEUNE PAUL
Ah non. Ah non,
c'est extrêmement amusant.
ESTHER
Ta soeur, elle y croyait pas
que tu m'avais invitée.
Elle est écoeurée.
JEUNE PAUL
Tu vas venir
à la soirée demain?
ESTHER place une des pierres de jeu sur son oeil comme un monocle. PAUL rit.
ESTHER
Pas sûre d'être libre.
On verra.
IVAN est dans le jardin. Il fait nuit. Il égrène un chapelet.
PAUL et DELPHINE sont dans la cuisine et lavent la vaisselle.
DELPHINE
Donne. Donne.
Regarde.
JEUNE PAUL
Quoi?
PAUL se tourne vers DELPHINE qui porte un collier de perles.
DELPHINE
Regarde.
T'as vu? C'est le collier
de maman. C'est papa
qui me l'a donné.
JEUNE PAUL
C'est joli.
DELPHINE
Tu te souviens?
JEUNE PAUL
C'est pas des bons souvenirs.
DELPHINE
Depuis que t'es parti,
j'ai peur dans la maison.
Papa est jamais là
et puis Ivan rentre tard.
PAUL et DELPHINE regardent IVAN par la fenêtre.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce qu'il fait, là?
DELPHINE
Devine. Il prie.
PAUL et DELPHINE entrent dans la chambre d'IVAN.
DELPHINE
Regarde. Ivan veut faire
un hold-up.
JEUNE PAUL
Un hold-up?
Mais tout seul?
DELPHINE
C'est Medhi qui
lui a fait les plans.
JEUNE PAUL
Quels plans?
DELPHINE
Bien, les plans de
la banque. C'est à Roubaix.
JEUNE PAUL
Non!
DELPHINE
Ça fait 3 jeudis qu'Ivan sèche
les cours pour se préparer.
Regarde. Tadam!
DEPLHINE soulève le matelas d'IVAN et découvre un fusil.
JEUNE PAUL
Putain.
PAUL prend le fusil.
JEUNE PAUL
C'est une idée épouvantable.
DELPHINE
Hum-hum.
JEUNE PAUL
Et tu l'as dit à papa?
DELPHINE
Ah non, non. Moi,
je t'attendais.
PAUL rejoint IVAN dans le jardin.
JEUNE PAUL
Ça va?
IVAN
(Hochant la tête)
Hum.
JEUNE PAUL
À quoi tu songeais?
IVAN
Je lui disais merci.
JEUNE PAUL
Ah putain, Ivan,
arrête avec tes prières.
Je te jure, ça sert à rien,
t'es chiant.
Rends-moi ton chapelet.
IVAN donne le chapelet à PAUL.
JEUNE PAUL
Delphine m'a dit que tu vas
faire un hold-up?
T'as besoin d'argent?
IVAN
Non. Non, c'est...
comme la chimie au lycée.
JEUNE PAUL
C'est pas parce que tu
surveilles trois jeudis
de suite avec Medhi
que tu vas savoir
comment ça marche, une banque.
IVAN
(Riant)
Ça fait un mois qu'on prépare.
Et j'ai même acheté un pistolet.
JEUNE PAUL
Mais je le sais que t'as
acheté une arme. Je le sais.
Enfin, Ivan,
ça me fait pas plaisir.
Medhi, il te gronde pas?
IVAN
Non.
JEUNE PAUL
Pourquoi tu lis plus jamais?
IVAN
Bien, je lis. La Bible.
JEUNE PAUL
Oui, mais d'autres bouquins.
Avant, tu m'empruntais
toujours des livres.
Il est hors de question que
t'attaques qui que ce soit
avec cette arme.
Putain, qu'est-ce que t'as
dans la tête?
IVAN
Mais j'allais pas forcément
le faire. Ça va.
PAUL est dans la voiture avec KOVALKI. Ils attendent BOB qui parle avec ses parents. DELPHINE et IVAN sont à l'arrière de la voiture. PAUL lit un livre. KOVALKI lui prend des mains.
JEUNE PAUL
File. File!
KOVALKI
"Cinq études..."
JEUNE PAUL
"Cinq études d'ethnologie."
IVAN roule un joint de marijuana. DELPHINE et KOVALKI regardent BOB qui argumente avec ses parents devant la maison.
KOVALKI
Ça va durer un siècle!
C'est sans fin.
DELPHINE
Ah putain!
Mais quelle tannée, ses parents!
KOVALKI
Delphine, tu veux
pas faire quelque chose?
JEUNE PAUL
Sors de la voiture.
Quand elle verra sa nièce,
elle va se calmer.
Dis-lui que je l'embrasse,
que tout le monde l'embrasse.
DELPHINE
Et pourquoi moi, hein?
JEUNE PAUL
Bien, parce que tu m'aimes.
DELPHINE
J'y vais pas.
IVAN
Ouais, moi non plus.
BOB se dirige enfin vers la voiture.
KOVALKI
Ah! Ça y est.
BOB embarque dans la voiture et s'installe à côté d'IVAN.
DELPHINE
(S'adressant à IVAN)
Bouge ton matos.
(S'adressant à BOB)
Salut, cousin.
BOB
Salut, tout le monde.
KOVALKI démarre la voiture.
KOVALKI arrête la voiture dans un stationnement. MEHDI attend, assis sur un muret. PAUL descend de voiture.
JEUNE PAUL
Bon, allez.
Tout le monde donne de l'argent à PAUL par la fenêtre de la voiture.
KOVALKI
Tiens, prends ça,
c'est pour Pénélope.
JEUNE PAUL
Oui, ça marche.
DELPHINE
T'en paies pour moi.
IVAN
Ça, c'est pour nous deux.
JEUNE PAUL
Oui, oui, très bien.
BOB
Il y a 60 euros.
JEUNE PAUL
Très bien. M'attendez pas,
je rentre seul.
KOVALKI
OK.
La voiture repart. PAUL rejoint MEHDI.
MEHDI
Salut, cousin.
JEUNE PAUL
Salut.
MEHDI
Ça va? Alors,
comme ça, t'es de retour.
JEUNE PAUL
Juste pour le week-end.
La famille, ça va?
MEHDI
Bien ouais, hein?
Tout le monde va bien.
JEUNE PAUL
Tu sais pas où je pourrais
trouver Francis Belkacem?
MEHDI
Francis? C'est pour acheter?
MEHDI et PAUL montent les escaliers d'un immeuble à logements.
MEHDI
C'est là.
MEHDI sonne à une porte. Quelqu'un entrouvre la porte.
MEHDI
Pour Francis.
FRANCIS est assis au salon avec deux autres hommes. MEHDI et PAUL se tiennent debout devant lui.
FRANCIS
Six barrettes, tu veux?
JEUNE PAUL
Pour 300, c'est correct.
FRANCIS
Ça dépend. Qu'est-ce que tu
comptes faire avec tout ça?
Tout va tout fumer?
JEUNE PAUL
Je fume pas,
c'est pour des amis.
FRANCIS
C'est pour revendre, alors.
JEUNE PAUL
Je suis pas vendeur,
c'est pour une soirée.
FRANCIS
Ah, bien, pourquoi
je te le ferais 300?
Tu vas faire baisser mes prix.
Ou alors, faut que je te
le vende plus cher.
JEUNE PAUL
Je ne vais pas marger.
FRANCIS
C'est où cette soirée?
Youssef, c'est où cette soirée?
YOUSSEF est derrière PAUL et MEHDI.
YOUSSEF
Je sais pas.
FRANCIS
Bien, pourquoi moi
je viendrais pas à ta soirée?
Je vends ma marchandise et je
me fais une plus grosse marge.
Il y a des Arabes à ta soirée?
JEUNE PAUL
Non, je fais pas
de concurrence.
Je vais pas revendre
dans le bar d'immeuble.
Il y a tous les dealers
qu'il faut.
Je te parlais de cette soirée
parce qu'il y aura pas
de vendeurs là-bas,
FRANCIS
Ah, alors, tu vas y aller
pour moi à cette soirée où
on aime pas les Arabes.
Tu vas vendre
de la drogue pour moi.
JEUNE PAUL
Ça m'intéresse pas.
Je vends pour personne.
FRANCIS
(Riant)
Mais je déconne. Allez,
file-moi tes 300 balles
et casse-toi.
Youssef, file-lui ses barrettes.
JEUNE PAUL
Je crois que tu as vendu
quelque chose à mon frère.
PAUL sort le fusil de son pantalon. Les deux hommes avec FRANCIS se lèvent et sortent des fusils.
JEUNE PAUL
Non, non, non.
YOUSSEF pointe un fusil vers PAUL qui a toujours le fusil pointé devant lui.
JEUNE PAUL
Non, non, non! Ivan n'a pas
toute sa tête en ce moment.
Le pistolet, en fait,
je crois qu'on va pas
en avoir besoin.
PAUL place le fusil sur la table de salon.
FRANCIS
Je suis pas
la Sécurité sociale.
JEUNE PAUL
Bien sûr, tu gardes l'argent.
Et je dirai à mon frère
qu'il ne vienne plus t'embêter.
PAUL place les balles et l'argent sur la table.
FRANCIS
Tu m'embêtes jamais, cousin.
YOUSSEF
Voilà.
YOUSSEF donne quelque chose à MEHDI qui le donne à PAUL.
JEUNE PAUL
Merci.
MEHDI et PAUL marchent dans la rue.
PAUL, KOVALKI et MEHDI cirent leurs chaussures dans l'escalier de la maison de PAUL.
MEHDI
On parle pas du fait
que tu as invité une certaine
fille hier après-midi.
JEUNE PAUL
Non, on en parle pas.
KOVALKI
Paul parle jamais
de filles, hein?
JEUNE PAUL
Par superstition.
MEHDI
Esther, elle vient ce soir?
JEUNE PAUL
De toute façon,
elle est déjà en main.
IVAN et BO sont dans la toilette. IVAN se rase alors que BOB arrange ses cheveux.
IVAN
Classe.
Ça tue.
DELPHINE frappe à la porte de la salle de bain.
DELPHINE
Il y a quelqu'un?
BOB
C'est occupé, il y a personne.
DELPHINE
Hé, les deux mariés,
on pourrait avoir
la salle de bain, nous aussi?
IVAN
Attends 5 minutes.
BOB
Dix minutes.
IVAN
Quinze minutes.
DELPHINE
Faut assumer
quand on est imberbe.
DANIEL, PAUL, PÉNÉLOPE et une jeune femme sont près du réfrigérateur dans la cuisine bondée.
DANIEL
Donc, tu ne bois rien
et tu ne fumes pas de shit.
JEUNE PAUL
Toi, tu fumes et tu bois parce
que tu es mélancolique.
Moi, je suis heureux.
DANIEL
(Pour le groupe)
Paul Dédalus est heureux.
PÉNÉLOPE
Paul ne ment jamais sur rien.
JEUNE FEMME 1
Jamais.
DANIEL
Regardez-le, il est sinistre.
Un jeune homme arrive pour prendre une bière dans le réfrigérateur.
JEUNE HOMME 1
Ah, il est sinistre.
JEUNE PAUL
Allez, tire-toi.
(S'adressant à DANIEL)
À ma façon,
je suis heureux, non?
PÉNÉLOPE
Ça se voit pas tous les jours,
mais je te crois.
JEUNE PAUL
Si. Si, si.
C'est parce que je sais
que nous nous approchons
sans cesse de Dieu.
DANIEL
Tu es comme Ivan, alors.
JEUNE PAUL
Pas le Dieu auquel
croit mon frère, mais
à une infinité de vie heureuse.
Toi, tu vis dans la terreur
de t'éloigner de Dieu.
DANIEL
Pas concerné, je suis athée.
JEUNE PAUL
Mais tu n'es pas du
tout athée, mon pauvre ami.
Tu ne sais pas ce que tu dis.
PÉNÉLOPE
Tu vois, il dit exactement
la vérité.
Ton âme, elle est
toute petite et terrifiée.
ESTHER entre dans la maison, suivie de son copain PATRICK. ESTHER se fraie un chemin dans le couloir bondé. BOB l'aperçoit.
BOB
Esther.
ESTHER fait la bise à BOB. Elle regarde ses cheveux.
ESTHER
Tu t'es fait un style, toi.
BOB
Oui, t'as vu?
ESTHER
T'as l'air bien con.
BOB serre ESTHER dans ses bras.
PAUL est avec PÉNÉLOPE. Il regarde ESTHER de loin.
PÉNÉLOPE
Allez, vas-y.
JEUNE PAUL
Non.
PÉNÉLOPE
Elle est venue
pour toi, vas-y.
JEUNE PAUL
Pénélope, non.
PÉNÉLOPE
Tu veux que je t'attende
dans ta chambre?
JEUNE PAUL
Tu es saoule, ma chérie.
Tu vaux mieux ça.
PÉNÉLOPE
Ça va, je suis pas saoule.
PAUL roule un joint de marijuana. Il est assis avec KOVALKI qui regarde ESTHER et PATRICK parler à une fille. Il y a une planche de Go devant eux.
KOVALKI
Pourquoi elle est pas
venue seule,
cette connasse?
Je le crois pas
qu'elle vienne accompagnée.
JEUNE PAUL
Joue.
KOVALKI
C'est qui, son type?
Tu le connais?
JEUNE PAUL
Non.
KOVALKI
Tu veux que
je fasse quelque chose?
JEUNE PAUL
Non, je veux rien du tout.
PAUL et ESTHER échangent un long regard.
DELPHINE entre dans la chambre d'ABEL. Il est assis sur son lit et bois un verre de scotch.
DELPHINE
Bien, t'es rentré?
ABEL
Oui.
DELPHINE
Je t'avais pas vu.
Il y a pas trop de bruits?
ABEL
Non, non. Je suis content
qu'il y ait du monde
à la maison.
Comment va Paul?
Il est rentré de Paris?
DELPHINE
Oui, mais tu le connais,
il raconte jamais rien.
On l'a amputé de la langue.
ABEL
Il s'amuse en bas?
DELPHINE
Oui, je crois.
ABEL
Et Ivan?
DELPHINE
Ivan, c'est lui
qui choisit la musique.
ABEL
Ah, c'est bien.
DELPHINE
T'as besoin de rien?
ABEL
Non, non, je suis bien.
Je suis très bien.
Viens.
DELPHINE s'assoit près de son père. ABEL flatte les cheveux de DELPHINE.
ABEL
Et toi,
pourquoi t'es montée?
T'as pas de petit ami en bas?
DELPHINE
Pas vraiment.
ABEL
Ça, c'est ce qu'on dit
quand il y en a plusieurs.
DELPHINE repousse la main de son père.
DELPHINE
Papa, pourquoi je suis laide?
ABEL
Mais t'as perdu
la tête ou quoi?
T'es pas laide du tout,
ma chérie. T'es très jolie.
DELPHINE
Non, non, mais je sais
que je suis pas jolie.
C'est difficile
d'être laide, tu sais.
On dit toujours que je suis
gentille ou intelligente.
C'est pour pas
dire que je suis laide.
ABEL
Attends, attends.
Est-ce qu'il y a un garçon
qui te plaît en bas?
DELPHINE secoue la tête.
ABEL
Voilà, faut pas chercher
plus loin, c'est pour ça
que t'as pas de petit ami.
DELPHINE pleure. ABEL la serre contre lui.
ABEL
Tes deux frères, ils prennent
de la place, hein?
DELPHINE
Un peu.
ABEL
Hum-hum.
De la patience.
Il faut de la patience.
BOB serre PAUL contre lui.
BOB
Dis-moi, ta copine,
il y a pas moyen...
JEUNE PAUL
Qui?
BOB
Devine.
JEUNE PAUL
Je sais pas.
BOB
Pénélope.
Ce soir, je veux sortir avec
elle. Toi, tu n'en veux plus.
JEUNE PAUL
Et tu me demandes
la permission?
BOB
Mais non, mais elle ne veut
pas de moi. Dis-lui, toi.
JEUNE PAUL
Mais que je lui dise quoi?
BOB
De coucher avec moi.
JEUNE PAUL
Ah.
Et tu veux que je te tienne
la bite, mon cousin?
BOB
(Riant)
Hum, oui.
PAUL repousse BOB.
JEUNE PAUL
Ah, t'es répugnant.
T'es répugnant.
Plus tard, PAUL regarde ESTHER qui est avec PATRICK.
PATRICK
Allez, on se casse,
c'est que des gosses.
ESTHER
Non, pas maintenant.
Pas tout de suite.
PATRICK
Allez, viens, on a
qu'à aller en boîte.
ESTHER
Je veux pas aller
dans ta boîte pourrie.
Déjà, t'arrêtes pas de me coller
depuis qu'on est arrivés.
Si c'est pour
te regarder danser,
j'aime pas comment tu danses,
c'est gênant. T'es gênant,
ça me tape la honte.
PATRICK
Moi, je suis gênant?
ESTHER
Bien ouais.
PATRICK
Prends-le comme ça.
PATRICK s'éloigne.
ESTHER s'approche de PAUL.
JEUNE PAUL
Je crois que ton type,
Michel, il est parti.
ESTHER
On devait rejoindre
des amis en boîte.
JEUNE PAUL
Ah. Et tu voulais pas
aller avec lui?
ESTHER
Non, non.
JEUNE PAUL
Ça m'embêterait
que t'aies des ennuis.
ESTHER
J'aurai pas d'ennuis.
ESTHER danse seule, PAUL la regarde.
NARRATEUR
Lors de la soirée,
Esther a dansé
avec d'autres garçons.
Elle regardait Paul
et il la regardait.
Sur le divan, elle parlait en
chuchotant avec Delphine
et Pénélope.
ESTHER est assise avec PÉNÉLOPE et DELPHINE. Un jeune homme arrive près d'elle.
JEUNE HOMME 2
Tu veux danser?
ESTHER
Oui, mais ça, c'est
un "beau gros".
JEUNE HOMME 2
Quoi?
ESTHER
Un "beau gros espoir". Dégage.
NARRATEUR
Puis, quand elle a mis
son manteau,
Paul l'attendait
dans le couloir.
PAUL regarde ESTHER qui met son manteau et son bonnet.
JEUNE PAUL
Tu rentres chez toi?
Tu veux que je te raccompagne?
NARRATEUR
Il lui a demandé s'il pouvait
la raccompagner.
Il faisait déjà petit jour.
ESTHER sort. PAUL la suit.
ESTHER et PAUL marchent dans la rue.
JEUNE PAUL
Je suis orphelin de mère.
Ma mère est morte
quand j'avais 11 ans,
mais c'est pas une date
très importante pour moi.
ESTHER
Ah.
JEUNE PAUL
Au lycée, à 16 ans,
j'avais un ami que j'aimais,
il s'appelait Marc Zylberberg.
On est partis en Russie
tous les deux.
Puis sa famille s'est installée
à Lyon et je l'ai plus
jamais revu.
Je parle vite parce que
je sais pas quoi dire.
Tu savais que j'avais
fait une dépression?
ESTHER
Je savais.
JEUNE PAUL
Ils m'ont dans une clinique
de repos pendant trois mois.
J'en éprouvais une grande honte.
ESTHER
C'était comment?
PAUL et ESTHER s'arrêtent sur un pont et s'appuient sur la balustrade.
JEUNE PAUL
C'était très ridicule.
Les ateliers dessin, les
entretiens avec les infirmiers.
Après, je suis rentré au lycée.
C'est Kovalki qui m'a aidé
pour les maths.
Et j'ai passé mon bac.
ESTHER
Tu étais guéri?
JEUNE PAUL
Je n'ai jamais été malade.
ESTHER
C'était une crise.
JEUNE PAUL
Oui, une crise de désespoir.
Tu vois, je suis pas
une très bonne affaire pour toi.
ESTHER et PAUL marchent en silence.
JEUNE PAUL
Je te parle pas de tes parents
parce que ça m'intéresse pas.
ESTHER
Je sais. D'accord.
JEUNE PAUL
T'as des frères et soeurs?
ESTHER
Je suis fille unique.
JEUNE PAUL
Et tes parents?
ESTHER
Je suis la prunelle
de leurs yeux.
ESTHER s'arrête devant une porte.
ESTHER
C'est là.
ESTHER prend la main de PAUL.
ESTHER
T'es glacé.
ESTHER embrasse la main de PAUL.
JEUNE PAUL
Je repars à Paris demain.
ESTHER
Tu vas m'appeler?
JEUNE PAUL
Tu vas m'écrire?
ESTHER entre chez elle sans fermer la porte. PAUL entre.
JEUNE PAUL
Au revoir.
ESTHER
Au revoir.
ESTHER embrasse PAUL.
JEUNE PAUL
Montre encore pour voir.
ESTHER et PAUL s'embrassent. Elle commence à monter l'escalier.
JEUNE PAUL
Hé.
Est-ce que quelqu'un t'a déjà
aimée plus que sa vie?
ESTHER
Non.
JEUNE PAUL
Moi, je voudrais t'aimer
comme ça.
ESTHER
Ah.
JEUNE PAUL
Au revoir.
ESTHER envoie la main à PAUL et continue de monter.
NARRATEUR
Paul a embrassé
Esther devant la porte
de ses parents.
Puis il est rentré chez lui
à pied.
PAUL arrive dans le salon. DELPHINE et IVAN font le ménage.
JEUNE PAUL
Bonjour.
DELPHINE
Il y a des types dehors.
Je crois qu'ils sont
venus pour toi.
JEUNE PAUL
Ah.
DELPHINE
Va voir.
PAUL, IVAN et DELPHINE regardent par la fenêtre. Il voit PATRICK et deux autres jeunes hommes appuyés sur une voiture.
DELPHINE
Ils sont venus
pour te casser la gueule.
Patrick, le blond,
il sortait avec Esther.
IVAN
Tu veux que je t'aide?
JEUNE PAUL
Non, ça va aller.
PAUL et IVAN sortent de la maison.
JEUNE PAUL
Bonjour.
PATRICK
T'as raccompagné
Esther hier soir.
JEUNE PAUL
Oui, oui.
Je suis désolé, mais je crois
que t'es bientôt lourdé, toi.
PATRICK attrape PAUL par le collet.
PATRICK
Quoi, tu l'as sautée?
JEUNE PAUL
Va lui demander,
c'est une grande fille.
Mais je crois que tu l'agaces.
Même moi, on se connaît pas
et déjà, tu m'agaces un peu.
PATRICK pousse PAUL. L'ami de PATRICK repousse PAUL vers PATRICK. PATRICK donne un coup de poing dans l'estomac de PAUL. PATRICK pousse PAUL par terre.
JEUNE PAUL
Ah, putain! Tu m'as fait mal.
PATRICK continue de frapper PAUL, qui est toujours couché par terre. IVAN s'assoit dans les marches de la maison et regarde. PATRICK et ses amis donnent des coups de pieds à PAUL. DELPHINE sort de la maison et s'assoit avec IVAN qui allume une cigarette.
IVAN soutient PAUL et l'aide à marcher jusqu'à une chaise du salon. DELPHINE sort de la cuisine avec une bouteille de désinfectant.
DELPHINE
Ivan, amène-le.
Assieds-toi.
PAUL s'assoit sur la chaise. Il a le visage ensanglanté.
JEUNE PAUL
Aïe!
DELPHINE
Paul, ça va?
JEUNE PAUL
J'ai rien senti.
DELPHINE nettoie les plaies de PAUL.
JEUNE PAUL
Aïe!
DELPHINE
Tu voudras
que je parle à Esther?
JEUNE PAUL
Ah non, non, non.
Demande-lui de m'écrire.
PAUL est dans le bureau de CASSANDRE, la secrétaire. Ses blessures toujours apparentes, mais elles ont guérie.
JEUNE PAUL
Je voudrais voir le Dr Béhanzin.
CASSANDRE
Vous aviez rendez-vous?
JEUNE PAUL
Non, je n'en ai pas.
CASSANDRE
Je peux pas déranger
le docteur sans rendez-vous.
JEUNE PAUL
Je suis venu
de la faculté de Lille.
C'est pas une requête frivole.
Ça fait 2 ans
que je veux rencontrer
le professeur Béhanzin.
Mon avenir dépend
de ce rendez-vous.
CASSANDRE
Attendez.
PAUL est dans le bureau du PROFESSEUR BEHANZIN.
JEUNE PAUL
J'ai été affecté à une autre
université. Ce sont les
aléas administratifs.
PROFESSEUR BEHANZIN
Hum-hum.
JEUNE PAUL
Mais si je suis venu à Paris,
c'est pour suivre votre
enseignement.
PROFESSEUR BEHANZIN
Pourquoi?
JEUNE PAUL
Représentation du temps
et de l'espace chez les
Gen-Mina du Bénin.
PROFESSEUR BEHANZIN
Ah, ce livre-là.
Vous avez lu Lévi-Strauss?
JEUNE PAUL
Un peu.
PROFESSEUR BEHANZIN
Structures élémentaires
de la parenté?
JEUNE PAUL
Ah oui. Celui-là, je l'ai lu.
PROFESSEUR BEHANZIN donne un papier à PAUL.
PROFESSEUR BEHANZIN
Eh bien...
allez vous asseoir
et dessinez-moi
un groupe de Klein.
PAUL s'assoit à un petit bureau et dessine un schéma. PROFESSEUR BEHANZIN se lève et vient voir son travail.
PROFESSEUR BEHANZIN
Hum...
Vous savez le grec?
JEUNE PAUL
Ah non.
PROFESSEUR BEHANZIN
Pourquoi?
JEUNE PAUL
Bien, parce que je n'ai pas
étudié le grec.
PROFESSEUR BEHANZIN
Oui, mais pourquoi?
JEUNE PAUL
Je voudrais partir
au Bénin un jour.
J'imagine que j'avais déjà
beaucoup de difficultés
scolaires.
PROFESSEUR BEHANZIN
Je ne peux pas
vous prendre dans un cursus
que vous ne saurez suivre.
JEUNE PAUL
Il vous faut bien
un mauvais élément.
PROFESSEUR BEHANZIN
C'est-à-dire?
JEUNE PAUL
Vos élèves sont très brillants.
PROFESSEUR BEHANZIN
Oh oui.
JEUNE PAUL
Eh bien, moi, je pourrais être
votre élève le moins brillant.
Ça les rassurerait.
PROFESSEUR BEHANZIN rit de bon cœur. PAUL se met à rire avec elle. Elle donne un livre à PAUL.
PROFESSEUR BEHANZIN
Dans trois semaines,
vous donnerez une version
de la première page.
On verra votre façon
de travailler.
Mais je ne peux pas vous
accepter parmi mes élèves.
JEUNE PAUL
Je reviens...
PROFESSEUR BEHANZIN
Lundi même heure,
même endroit.
JEUNE PAUL
Au revoir.
PAUL sort du bureau avec le sourire.
Un réveil-matin sonne. Il fait toujours nuit. Il allume sa lampe de chevet et se lève d'un lit superposé. Un jeune homme dort dans le lit d'au-dessus.
JEUNE HOMME 3
Qu'est-ce qui se passe?
NARRATEUR
La semaine, Paul
est à Paris. Il est pauvre.
Il dort la plupart du temps
dans des maisons de la jeunesse
et doit se trimballer avec un
sac de voyage en cours de fac.
PAUL arrive à la réception d'une maison de la jeunesse. Il sonne la cloche. La réceptionniste arrive.
JEUNE PAUL
Bonjour.
RÉCEPTIONNISTE
Bonjour.
JEUNE PAUL
Vous savez s'il y a un lit
de libre ce soir?
RÉCEPTIONNISTE
Il y a un groupe d'Anglais
qui arrivent cet après-midi.
Essayez mercredi, il y aura
peut-être une place.
JEUNE PAUL
Vous avez
du courrier pour moi?
RÉCEPTIONNISTE
Quel nom?
JEUNE PAUL
Dédalus.
RÉCEPTIONNISTE
Je vais voir.
La RÉCEPTIONNISTE part et revient avec une lettre qu'elle donne à PAUL.
RÉCEPTIONNISTE
Tenez.
JEUNE PAUL
Merci.
PAUL arrive dans la cafétéria de la maison de la jeunesse. Une PRÉPOSÉE installe les plats pour le déjeuner.
JEUNE PAUL
Je peux prendre du café, madame?
PRÉPOSÉE
Bien, oui, oui, sers-toi.
JEUNE PAUL
Merci.
ESTHER est dans sa chambre. Elle écrit une lettre à PAUL.
ESTHER
"Paul, aujourd'hui, lundi,
"je me suis suffi à moi-même.
"Je sais trop
que tu n'es plus là.
"Je suis allée chez toi hier.
Ta soeur est toujours
aussi conne.
"Quand tu n'es pas là,
les gens me méprisent,
"impression d'être anonyme
et n'avoir rien à dire,
"de n'avoir rien
à faire avec eux.
"J'ai fini par m'énerver.
"Ils ont cru que c'était dû
à mon agressivité naturelle.
Je les étonne toujours."
PAUL est dans un café. Il écrit à ESTHER.
JEUNE PAUL (Narrateur)
"Esther,
tu existes tellement fort.
"Comme une montagne.
"Moi, c'est comme
si mon existence
"ou le monde qui m'entoure
tremblotait.
"Alors, ça me rassure.
"Que tu veuilles de moi ou non,
je m'en fiche.
"Si tu existes, ça veut dire
"que je ne suis pas enfermé
dans un rêve.
"En toi, à tes pieds,
je dépose ma croyance."
PAUL est chez lui avec IVAN, DELPHINE et PÉNÉLOPE. Ils regardent la télévision dans le salon. PÉNÉLOPE a le bras autour des épaules de PAUL. À la télévision, des images montrent la destruction du mur de Berlin.
IVAN
Shou... Boum!
PÉNÉLOPE
Regarde. C'est comme si le mur
tombait tout seul.
DELPHINE
Mais c'est incroyable.
Paul, regarde. Pourquoi
t'as l'air triste encore?
JEUNE PAUL
Je suis triste.
PÉNÉLOPE
Qu'est-ce que tu racontes?
Enfin, c'est heureux.
JEUNE PAUL
Je regarde la fin
de mon enfance.
IVAN
C'est son voyage en Russie.
Une fois, il était à Minsk
avec son copain.
DELPHINE
Zylberberg.
Ils sont rentrés
avec un jour et demi
de retard et puis un coquard.
PÉNÉLOPE
Coquard? Mais qu'est-ce qui
t'est passé? Il est où ton
coquard, mon héros?
IVAN
Il nous l'a jamais dit.
JEUNE PAUL
J'ai pas le droit de raconter.
PAUL se lève et sort de la pièce. Il va dans le couloir et enfile son manteau. DELPHINE le rejoint.
JEUNE PAUL
Tu sais pas
où je pourrais la trouver?
DELPHINE
Tu sais, je crois qu'Esther,
elle en a trouvé un autre.
JEUNE PAUL
J'avais deviné.
DELPHINE
Fais attention, grand frère.
PAUL sort de la maison.
ESTHER est dans un salon de quilles avec des amis. PAUL entre. ESTHER le regarde, puis se retourne et l'ignore.
AMIE D'ESTHER
C'est pas le mec qui
te draguait à la soirée?
ESTHER ne répond pas. PAUL s'installe à une table près de l'allée voisine et ouvre un livre. PATRICK s'approche d'ESTHER.
PATRICK
C'est toi qui lui as dit
de venir, à celui-là?
ESTHER
Non.
PATRICK
Ça va?
ESTHER
Ah, je t'emmerde.
PATRICK
Hé, détends-toi.
Plus tard, PAUL travaille toujours à la table près de l'allée d'ESTHER. ESTHER lui fait dos. PATRICK lance une boule et fait un abat.
PATRICK
Strike! Yes!
On peut y aller.
Esther, on y va?
Tu viens?
ESTHER
T'es sourd ou quoi?
Je t'ai dit "je reste ici".
PATRICK
Mais t'as qu'à rester
avec ton connard. Je me casse.
AMI DE PATRICK
Allez, on y va. Salut, Esther.
AMIE D'ESTHER
Tu viens pas?
ESTHER
Non.
AMIE D'ESTHER
À plus tard. Salut.
AMI D'ESTHER
Salut, Esther.
Les amis d'ESTHER partent. Elle reste seule près de son allée. PAUL la regarde. ESTHER se tourne finalement vers PAUL.
ESTHER
Hé, tu t'approches, Ducon?
PAUL s'approche. Il donne une liasse de papier à ESTHER.
JEUNE PAUL
Tiens, je t'ai raconté
ma semaine.
Mais quand je savais plus
quoi écrire, j'ai recopié
les passages de Stevenson.
ESTHER
Je la lirai.
Plus tard.
ESTHER et PAUL sont dans la chambre vide d'ABEL. Ils s'embrassent. ESTHER retire la chemise de PAUL. Ils se couchent sur le lit et se regardent longuement.
ESTHER
Prends-moi.
PAUL retire la jupe d'ESTHER.
ESTHER
Il y a trop de lumière.
ESTHER se tourne vers la table de chevet pour éteindre la lumière. Elle voit une photo de JEANNE dans un cadre.
ESTHER
C'est ta mère?
JEUNE PAUL
Oui.
ESTHER
Elle était belle.
JEUNE PAUL
Je ne sais pas.
ESTHER couche le cadre sur la table de chevet, côté photo vers la table. Elle éteint la lumière et se tourne vers PAUL. Elle détache sa chemise, PAUL l'aide. PAUL et ESTHER font l'amour.
ESTHER
Mon ami.
Mon ami.
Le jour se lève. PAUL et ESTHER sont couchés dans le lit et se regardent.
JEUNE PAUL
Tu es partie une fois?
Deux fois?
ESTHER
Je suis quoi?
JEUNE PAUL
Partie.
Ce sont les hommes
qui viennent, mais une
femme, elle, elle part.
ESTHER
Ah...
JEUNE PAUL
Alors, tu es partie
combien de fois?
ESTHER
Je refuse de répondre.
JEUNE PAUL
Zéro? Une fois?
ESTHER
Plus. Tais-toi.
PAUL et ESTHER dorment. ABEL entre dans la chambre et se dirige vers la penderie.
ESTHER
Bonjour, monsieur.
ABEL
Ah. Euh...
ABEL recule vers la porte.
ABEL
Pardon.
Mademoiselle.
Bonjour.
ABEL sort et ferme la porte. ESTHER réveille PAUL.
ESTHER
Hé. Il y a ton père.
ESTHER et PAUL sont au musée. PAUL observe un tableau d'un jardin.
JEUNE PAUL
J'adore ce tableau.
ESTHER
Tu trouves qu'il me ressemble?
Bien, tu trouves pas
que je lui ressemble?
Puisque tu l'aimes bien,
ton tableau.
JEUNE PAUL
Ah, si.
ESTHER
Pourquoi?
Tu dis n'importe quoi?
JEUNE PAUL
Non, non, non. Non, je vais
te dire pourquoi ce tableau
te ressemble
et pourquoi tu es
une fille merveilleuse.
C'est un tableau de Hubert
Robert, peint au XVIIIe siècle.
C'est un paysage en Italie.
Tout semble à l'abandon.
En bas, le tableau est mangé
par les ruines comme
après le passage
d'une tornade de temps. Et moi,
je pense que tu es pareille
à ce qui a ravagé ces colonnes:
sauvage, violente.
Je suis comme
l'homme à la cape rouge,
une tache rouge comme ta bouche.
Mais tu es rieuse aussi
comme ces deux femmes, là.
Au loin, l'eau de
cette fontaine, c'est toi
qui files entre mes doigts.
Et là, c'est ton menton
qui semble simple et droit
comme un texte en latin.
Mais qui est violent aussi
comme Actéon.
Moi, je suis comme Actéon,
déchiré par les chiens.
Toi, tu es comme tu es Diane.
Mais tu es douce aussi
comme Vénus.
Ou comme Nausicaa
qui accueille Ulysse,
tout nu et déchiré quand les
autres filles se sont enfuies.
PAUL se tourne vers ESTHER et analyse son visage.
JEUNE PAUL
Et ça, c'est en haut du tableau.
Là, c'est ton front,
tes sourcils
et tes yeux bleus comme le ciel.
Parce que ton visage tient toute
la signification du monde
dans ses traits.
ESTHER
Toi, t'es beau parleur.
JEUNE PAUL
Merci.
ESTHER
Mais tu le penses?
JEUNE PAUL
Quoi?
ESTHER
Que je suis exceptionnelle.
JEUNE PAUL
Oui, t'es exceptionnelle.
ESTHER
Alors, je t'aime.
PAUL est à la bibliothèque.
NARRATEUR
Parfois, Paul resquille
pour dormir dans les locaux.
Il traîne la bibliothèque
pour se faire inviter
par des compagnons de fortune.
C'est une vie solitaire.
WILLIAM et GILBERTE sont assis à la bibliothèque. PAUL s'approche d'eux.
JEUNE FEMME
Regarde, ici.
Ça, c'est l'avenir.
C'est ce qui arrive.
JEUNE PAUL
Désolé de vous déranger.
D'habitude, je dors au foyer,
mais il y a plus de places.
Et on m'a dit que vous aviez
un lit de libre.
PAUL est chez WILLIAM et GILBERTE. Il regarde des photos accrochées au mur. WILLIAM arrive avec des draps.
WILLIAM
Mais débarrasse-toi.
PAUL retire son manteau.
WILLIAM
Tu regardes les Trotski?
JEUNE PAUL
Oui.
WILLIAM
Tiens. Je t'ai mis
une serviette aussi.
JEUNE PAUL
Merci.
GILBERTE sort de la salle de bain en peignoir.
GILBERTE
Tu te lèves
à quelle heure le matin?
JEUNE PAUL
Comme vous.
GILBERTE
7h.
Bonne nuit.
JEUNE PAUL
Merci.
WILLIAM et GILBERTE vont dans leur chambre.
PAUL est couché sur le divan. Il sort une lettre de son sac et la lit.
ESTHER est dans la chambre d'ABEL.
ESTHER
"Paul chéri, comme tu manquais,
"j'ai été dormir chez toi.
"Ton père n'était pas là,
ta soeur m'a accueillie
à contrecoeur.
J'en avais rien à foutre."
"Le lit de ton père est
un vrai merdier.
"L'autre soir,
j'ai mangé une pêche
"et je m'essuyais
les doigts sur les draps.
"J'imaginais ton père frappé
d'un infarctus
"devant le tableau
de cette fille qu'il méprise
"et qui se vautre dans son lit.
Enfin, qu'il aille en paix.
Je me soucie autant de lui
que lui de moi."
ESTHER est chez elle. PAUL est dans une cabine téléphonique. Il pleut très fort. Leur conversation se déroule au téléphone.
ESTHER
Tu m'appelles de la même cabine?
JEUNE PAUL
Non, je suis près
du Luxembourg.
ESTHER
Qu'est-ce que tu vois?
JEUNE PAUL
Un trottoir brillant
de pluie.
Une porte-cochère avec
des chasse-roues en pierre.
Il y a des passants aussi.
ESTHER
J'arrive pas à t'imaginer.
JEUNE PAUL
En face, il y a un arrêt
de bus désert
et le café où j'ai
laissé mes affaires.
La MÈRE D'ESTHER arrive.
MÈRE D'ESTHER
Ça va, ma chérie?
ESTHER
(S'adressant à sa mère)
Oui.
MÈRE D'ESTHER
C'est Paul?
ESTHER
(S'adressant à sa mère)
Oui.
(S'adressant à PAUL)
Dis-moi quand tu vas rentrer.
Si je connaissais la date,
je pourrais compter les jours.
JEUNE PAUL
J'ai pas
d'argent pour le billet.
ESTHER
Mais moi, je t'en donnerai.
JEUNE PAUL
Esther, je veux pas
de ton argent.
ESTHER
Pourquoi tu fais pas du stop?
JEUNE PAUL
Je veux plus faire de stop.
J'en ai marre
des pédés pathétiques
qui s'arrêtent, car j'ai 19 ans.
La cinquième fois qu'un type
te sort sa bite, ça fatigue.
PAUL est dans un café. Il écrit une lettre.
JEUNE PAUL
"Esther, je viens
de raccrocher,
"voilà que je me surprends
à t'écrire.
"Quand nous reverrons-nous?
"Je ne peux accepter l'idée
que mes incertitudes
t'empoisonnent.
"Je voudrais que tu puisses
t'accrocher à moi.
"Le voudrais-je?
Je ne sais pas, cela m'effraie.
"Je pense que tu voudrais
t'accrocher à moi,
"mais je me blâme de ne pas
être assez solide.
PAUL se rase dans une toilette publique.
JEUNE PAUL (Narrateur)
"En écrivant,
je pense solide imbécile.
"J'ai eu tellement peur
d'être un imbécile
"que je me suis jamais
occupé de ma solidité.
"Je me haïrais
tout autant d'être frêle.
"Frêle, je ne le suis pas.
"Mais ma solidité,
je ne peux te l'offrir.
"Je la donne à moi-même.
"À toi, je ne peux offrir
que ma légèreté.
"Comment j'admire
chacun de tes sourires
"ou de tes rebuffades.
Et je mesure combien
c'est t'offrir peu."
"Tu me fais rigoler.
"Que tu sois furieuse ou
désagréable ou exquise,
PAUL est dans un café.
JEUNE PAUL
"tu me fais rigoler. Je ne sais
t'aimer qu'avec légèreté
et pourtant,
je suis un type si lourd.
"Sinistre, t'étais-tu moquée
à la soirée.
"Tu avais raison. Je ne veux pas
que tu m'attendes.
"Tu ne dois pas compter sur moi.
Ma vie est beaucoup trop austère
pour cela. Paul."
ESTHER est dans un jardin.
ESTHER
"Hé, Paul, n'aie pas peur.
"Tes remords te préoccupent
trop, je suis plus
simple que ça.
Simplement, je suis heureuse
quand je te vois."
PAUL est dans un café et lit un livre. GILBERTE l'aperçoit par la fenêtre du café. Elle frappe à la fenêtre.
GILBERTE
Paul, quel vagabond!
NARRATEUR
Un jour,
Paul croise Gilberte
non loin de la place
de la Sorbonne.
C'est elle qui l'avait hébergé
pour une nuit.
Gilberte proposa à Paul de
déjeuner, son petit-ami
était absent.
PAUL et GILBERTE sont dans un parc. PAUL est assis près d'une fontaine. GILBERTE est debout devant lui.
JEUNE PAUL
Formidable.
La jupe de GILBERTE tombe par terre.
JEUNE PAUL
Ton foulard.
GILBERTE
Ah, mais c'est pas
mon foulard.
Pardon.
GILBERTE remonte sa jupe.
GILBERTE
Bon, je devrais faire
changer le fermoir.
NARRATEUR
Gilberte était
plus âgée que lui
et c'était contre
les principes de Paul.
GILBERTE et PAUL sont dans le jardin chez GILBERTE. Elle lui sert à manger.
JEUNE PAUL
Merci.
GILBERTE
Alors, tu t'invites
chez des étrangers
et puis tu disparais.
JEUNE PAUL
Bien, c'est que j'ai très
mal dormi chez vous.
C'est le matelas.
GILBERTE
Ah, c'était une nuit
épouvantable?
JEUNE PAUL
Oui, c'est pour ça
que je vous ai pas remerciés.
NARRATEUR
Mais elle avait
un physique étonnant.
Ils mangèrent des pâtes,
puis se retrouvèrent au lit.
GILBERTE retire sa jupe.
GILBERTE
Oups!
GILBERTE ouvre sa chemise et découvre ses seins. Elle se couche par terre dans le salon.
GILBERTE
Bien, viens.
PAUL embrasse GILBERTE.
NARRATEUR
Paul et Gilberte continuèrent
à se voir en cachette de son
compagnon légitime.
GILBERTE et PAUL font l'amour.
NARRATEUR
La situation était scabreuse.
Paul raconta sa liaison
à Esther
et lui demanda de l'accepter.
Esther l'accepta.
GILBERTE
Ah, mon brave petit soldat.
PAUL est avec WILLIAM dans le salon.
NARRATEUR
Certains soirs,
Paul venait travailler
chez l'étudiante en lettres,
dont l'appartement
lui semblait spacieux.
WILLIAM parle en grec à PAUL. GILBERTE joue de la guitare.
JEUNE PAUL
Mais c'est quel mode?
WILLIAM
C'est le mode optatif.
C'est entre le subjonctif
et le conditionnel.
"Puisses-tu ne pas séduire
ma femme."
JEUNE PAUL
Ah...
Le téléphone sonne.
GILBERTE
Téléphone.
NARRATEUR
Gilberte et son compagnon
avaient le téléphone.
Aussi, Esther prit l'habitude
d'appeler Paul chez
sa maîtresse.
GILBERTE répond au téléphone.
GILBERTE
Allô. Gilberte.
Ah, Esther.
NARRATEUR
Dans ses lettres, Esther
écrivait:
"Salue Gilberte de ma part."
GILBERTE
Il révise son grec.
NARRATEUR
Aucune ironie.
Les deux femmes
étaient devenues alliées.
GILBERTE
Il fait des progrès.
GILBERTE passe le téléphone à PAUL.
JEUNE PAUL
(Au téléphone)
T'as passé une bonne semaine?
NARRATEUR
Que la vie est étrange,
pensait Paul.
PAUL arrive dans sa chambre. Il accroche des photos d'ESTHER au mur.
NARRATEUR
Maintenant, Paul habite
une chambre de bonne.
Par sa fenêtre,
il peut voir la tour Eiffel.
Parfois, Esther lui envoie
des photos d'elle.
Une photo de son ventre,
une de ses jambes.
Une photo avec un chapeau.
Elle ne fait aucun effort
et cela plaît à Paul.
PAUL étudie dans le bureau de PROFESSEUR BEHANZIN.
PROFESSEUR BEHANZIN
Vous avez fini?
JEUNE PAUL
Pas encore.
PAUL est à l'épicerie avec PROFESSEUR BEHANZIN.
PROFESSEUR BEHANZIN
Puis-je vous demander
qui sont vos parents?
JEUNE PAUL
Ma mère est morte, elle s'est
suicidée quand j'avais 11 ans.
C'était une fin logique,
attendue. Je crois.
PROFESSEUR BEHANZIN
Votre père est
toujours en vie?
JEUNE PAUL
Oui, je le vois très peu.
PROFESSEUR BEHANZIN
Que fait-il dans la vie?
JEUNE PAUL
Il vend des trucs.
Il est représentant
tantôt pour ceci ou pour cela.
PROFESSEUR BEHANZIN
Pourquoi vous voyez peu
votre père?
JEUNE PAUL
Il ne parle jamais
de son travail.
Quand il passe chez nous, il...
Il est dépressif
depuis la mort de sa femme.
Moi, je pense qu'il l'était
depuis longtemps.
Alors, je veux pas
qu'il me parle de sa dépression.
PROFESSEUR BEHANZIN
Ah.
JEUNE PAUL
Je pense que j'aurais dû
vous dire que je le vois pas
parce que je peux rien pour lui.
ESTHER est chez elle avec BOB, IVAN, DELPHINE et KOVALKI. Ils regardent la télévision. On sonne à la porte.
IVAN
C'est tes parents?
ESTHER
Non, ils ont la clé.
ESTHER va à la fenêtre et regarde en bas pour voir qui sonne.
BOB
C'est qui?
DELPHINE
Qui c'est?
ESTHER
Bonsoir, madame.
LOUISE et GEORGE sont dans la rue. LOUISE est la mère de BOB, alors que GEORGE est le beau-père de BOB.
MÈRE DE BOB
Bonsoir. Robert est chez toi?
ESTHER
C'est ta mère.
BOB
Ah, pas elle! Putain!
Mais elle fait chier, quoi.
LOUISE
Je veux que Robert descende
tout de suite. Maintenant.
ESTHER
Il arrive, madame.
BOB arrive à la fenêtre.
BOB
Maman, je ne rentrerai pas.
On est en vacances
et c'est samedi soir.
LOUISE
Mais ne m'oblige pas à monter.
George est là, on t'attend.
ESTHER
Il a raison, il est à peine
10h. Soyez sympa pour une fois.
LOUISE
Tu ne te mêles pas de ça, toi.
C'est pas une petite morveuse
qui va me dire comment
éduquer mon fils, non.
ESTHER
Mais c'est pas possible
d'être aussi butée.
(S'adressant à DELPHINE et IVAN)
Vous voulez pas aller
lui parler?
IVAN
Ah, non.
Moi, j'ai rien à lui dire.
DELPHINE
Moi non plus, je lui
parle pas.
C'est une folle.
BOB
Laisse tomber, il y a
rien à faire avec elle.
BOB se dirige vers la porte. ESTHER se tourne vers la fenêtre.
ESTHER
Vous êtes une mère
trop possessive, Mme Christian.
LOUISE
Tu ne me parles pas
sur ce ton, toi.
Tu pourrais être ma fille.
ESTHER
Heureusement que je suis
pas votre fille.
LOUISE
Tu es tellement mal élevée.
Je te laverais la bouche
avec du savon, moi.
BOB sort de chez ESTHER sans manteau.
LOUISE
Ton manteau.
(S'adressant à ESTHER)
Tu me rends son manteau, toi.
ESTHER
Mais que croit-elle? Je vais
pas vous voler son manteau.
ESTHER cherche dans l'appartement.
ESTHER
Il est où, son manteau?
ESTHER trouve le manteau de BOB et le lance par la fenêtre.
ESTHER
Tiens!
Tes gosses,
ils vont bientôt te larguer
LOUISE
Petite garce!
Occupe-toi de ton cul-
BOB
Tais-toi! Je t'en
supplie, tais-toi.
Tu crieras
à la maison, d'accord?
Mais pas devant mes amis.
LOUISE
(S'adressant à ESTHER)
Tes parents savent que
tu tiens un bordel?
ESTHER
Vous êtes grossière. Fichez
le camp, sinon je vais
appeler la police.
LOUISE
Tout Roubaix sait que t'es
une Marie-couche-toi-là.
Il y a que le train
qui t'es pas passé dessus.
BOB
(Criant)
Maman, tu vas me faire
mourir de honte.
BOB part en courant.
LOUISE
Robert! George,
il se sauve. Robert!
ESTHER
(S'adressant aux autres)
Il se sauve.
LOUISE et GEORGE sont dans la voiture et suivent BOB qui court dans la rue.
LOUISE
Ne l'écrase pas.
L'écrase pas!
BOB escalade une clôture et GEORGE arrête la voiture. LOUISE et GEORGE de la voiture.
GEORGE
Robert.
BOB
Barrez-vous!
LOUISE
Reviens immédiatement.
GEORGE
Robert! Si tu rentres
pas tout de suite,
c'est ta valise qui t'attend.
T'as entendu? Ta valise!
LOUISE
Tu me tues! Ce gosse me tue!
ESTHER, DELPHINE, IVAN et KOVALKI sont autour d'un feu de camp.
ESTHER
Bob!
Hé! Youhou!
DELPHINE
T'es où?
IVAN
Bob, c'est Ivan.
BOB
Je viens.
IVAN
Je l'ai trouvé.
BOB arrive en courant. Il est frigorifié.
BOB
Ah, putain! J'ai froid.
IVAN donne son manteau à BOB.
IVAN
Tu vas attraper froid.
Qu'est-ce qui t'est arrivé?
NARRATEUR
Au matin, quand
Bob est rentré chez lui à pied,
il a trouvé sa valise
au bas des marches.
BOB frappe à la porte de chez lui.
BOB
Maman.
NARRATEUR
Les volets
de la maison étaient fermés.
BOB
Maman! Merde!
Maman!
NARRATEUR
Bob a pris sa valise,
il est allé chez ses cousins
leur demander
s'il pouvait désormais
habiter chez eux.
PAUL entre chez lui. Il dépose sa valise et entre dans sa chambre. BOB dort dans son lit.
JEUNE PAUL
Bob.
Ah!
PAUL saute sur BOB.
BOB
Wô!
JEUNE PAUL
T'habites ici maintenant?
BOB
C'est toi.
Je me suis disputé
avec mes parents, ils
m'ont mis à la porte.
JEUNE PAUL
Ah, pas de chance.
Et Ivan, ça va,
il fait plus de bêtises?
BOB
Non, ton frère, ça va.
JEUNE PAUL
Et Delphine?
BOB
Delphine, c'est
la nouvelle qui tue.
Elle sort avec un terminal
de la bande des skamans.
Ils se sont efforcés
de trouver son vagin.
JEUNE PAUL
Quoi?
BOB
Oui, ils sont partis
en week-end à Bray-Dunes
et elle voulait coucher avec
lui, mais elle trouvait
pas son vagin.
JEUNE PAUL
La pauvre.
BOB
Mais je crois que
ça y est, elle l'a trouvé.
Elle en est très contente.
JEUNE PAUL
(Riant)
Bien oui.
BOB
Tu veux la place?
JEUNE PAUL
Non, non. Je dépose mes
affaires. Je vais chez Esther.
BOB
Ah.
JEUNE PAUL
Quoi?
BOB
C'est l'autre nouvelle.
Je crois que j'ai un peu
merdé avec Esther.
JEUNE PAUL
Comment ça?
BOB
(Riant)
Je crois qu'on a
un peu couché ensemble.
JEUNE PAUL
Ah non! Ah, putain,
tu me fais chier!
Putain! Je rentre,
tu t'installes dans ma chambre,
tu couches avec ma femme?
BOB
Hé, ne t'en fais pas,
elle n'aime que toi.
JEUNE PAUL
Mais je sais.
BOB
Je l'ai eue à la pitié.
JEUNE PAUL
Évidemment que tu l'as eue
à la pitié.
Je t'en veux un peu.
C'est horripilant.
PAUL se change. Il s'assoit sur le lit près de BOB.
PAUL se recueille devant la tombe de ROSE. Plus loin, ABEL pose des fleurs sur la tombe de JEANNE.
VOIX DE ROSE
Va voir ton père.
JEUNE PAUL
Rose.
PAUL voit ROSE assise sur un banc non loin.
ROSE
Oui, mon chéri?
JEUNE PAUL
Je croyais que tu étais morte.
ROSE
Oui, je suis morte.
JEUNE PAUL
Ah.
Alors, je suis mort moi aussi?
ROSE
Ah, je ne crois pas.
Tu n'habites pas
à Paris maintenant?
JEUNE PAUL
Si, j'étais venu te rendre
une petite visite.
ROSE
C'est bien.
Mais il faut que tu ailles
aider ton père.
JEUNE PAUL
Il pleure encore sa femme.
Je me demande
s'il se remariera un jour.
ROSE
Il doit être très seul.
JEUNE PAUL
Je n'ai jamais aimé ma mère.
ROSE
Non.
ESTHER est chez elle. Elle pleure. PAUL arrive.
JEUNE PAUL
Esther?
ESTHER
Ah, je suis contente
que tu sois là.
JEUNE PAUL
Mais qu'est-ce qui se passe?
ESTHER
Rien.
JEUNE PAUL
Ne dis pas "rien". Il se passe
quelque chose. Regarde-toi.
ESTHER
Je sais pas.
PAUL s'approche d'ESTHER et place sa main sur son épaule.
JEUNE PAUL
Hé, qu'est-ce que
t'as fait aujourd'hui?
ESTHER
Je veux pas le dire.
Je suis très angoissée.
JEUNE PAUL
Pourquoi?
ESTHER
Je sais pas l'expliquer.
JEUNE PAUL
Mais peut-être pas expliquer,
mais tu peux dire.
Tu as eu des idées noires?
ESTHER
J'avais très peur
que tu meures.
JEUNE PAUL
Mais je suis pas du tout mort.
ESTHER
Mais j'ai pensé
que t'allais mourir.
Ça me fait vachement peur.
JEUNE PAUL
Mais c'est complètement idiot.
La mort ne m'impressionne pas.
Regarde, je suis un roc, moi.
Alors, tu vois, tu peux
t'appuyer sur moi.
C'est toi qui es fragile.
Tu manges rien, tu fumes trop.
T'as de l'asthme.
ESTHER serre PAUL contre elle.
ESTHER
J'ai pensé à ma grand-mère
qui est morte.
Un jour, tout va s'arrêter.
Après, c'est fini.
Et puis c'est très effrayant.
JEUNE PAUL
Mais tu avais peur
que je meure
ou que toi, tu meures?
ESTHER se lève et va s'asseoir sur un autre divan.
ESTHER
Mais je suis conne aussi.
J'ai pensé toute la journée.
Maintenant, je suis
très angoissée.
Ça doit être à cause
de ma grand-mère.
PAUL va s'asseoir près d'ESTHER.
JEUNE PAUL
Elle te manque?
ESTHER
Non. Un peu.
Mais ça m'angoisse.
JEUNE PAUL
Bon, allez, c'est fini. Viens.
PAUL serre ESTHER contre lui.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce que t'as foutu
toute la journée?
ESTHER
Je veux pas le dire.
JEUNE PAUL
Pourquoi?
ESTHER
Parce que je suis honteuse.
JEUNE PAUL
Mais de quoi?
ESTHER
Tu trouves
que je suis sinistre.
JEUNE PAUL
Mais merde,
qu'est-ce que t'as fait?
ESTHER
Je suis pas sortie.
JEUNE PAUL
Pourquoi t'es pas sortie
si t'en as envie?
ESTHER
J'ai pas envie.
JEUNE PAUL
Mes couilles! Regarde,
tu pleures à moitié,
t'es toute tendue, tu sors pas.
C'est normal, c'est mécanique.
ESTHER allume une cigarette.
ESTHER
J'aurais fait quoi
de toute façon?
JEUNE PAUL
Bien, j'en sais rien.
T'as qu'à voir des amis, merde.
ESTHER
J'ai pas d'amis.
PAUL allume une cigarette.
JEUNE PAUL
Hum.
T'as qu'à voir Pénélope
et ma soeur.
Ça fait déjà deux personnes.
ESTHER
Elles m'aiment pas, alors...
JEUNE PAUL
Hum, t'as qu'à être
un peu plus douce avec elles.
ESTHER
J'en ai rien à foutre.
C'est deux connasses.
JEUNE PAUL
Super. C'est bien. Tu vas
vachement avoir des
amis comme ça.
ESTHER
Mais t'as qu'à aller voir
tes amis. Je t'emmerde.
Je t'empêche pas.
JEUNE PAUL
Oui, figure-toi, ça me ferait
plaisir des fois d'avoir l'air
juste un peu normal en société.
ESTHER
T'as honte de moi?
JEUNE PAUL
Oui, j'ai honte.
J'ai pas honte de toi, je veux
pas me coller la honte
à moi, d'accord?
Dès que je te sors,
ou tu te fais sauter
par le premier connard venu,
ou tu insultes ma soeur.
Ça me fait pas plaisir
que tu traites ma famille
comme des merdes.
ESTHER
Je les traite pas,
j'aime pas leur parler.
Je suis pas impolie
avec personne.
Je m'en fous de ta famille
ou de tes amis.
PAUL et ESTHER sont dans le lit d'ESTHER. Ils sont nus. PAUL est couché sur ESTHER.
JEUNE PAUL
Je sens ma bite toute raide
contre tes fesses.
ESTHER
Viens.
ESTHER et PAUL font l'amour.
JEUNE PAUL
Mon coeur.
ESTHER
Je veux que tu restes.
JEUNE PAUL
Je sais.
ESTHER est couchée dans son lit. PAUL est assis.
ESTHER
Je veux que tu restes.
PAUL s'habille.
ESTHER
Non.
Non.
ESTHER serre PAUL contre elle.
ESTHER
Je veux pas que tu partes. Je
crois que ça va me faire mourir.
JEUNE PAUL
Mais chérie,
tu ne vas pas mourir.
ESTHER
Moi, je crois que si.
Je vais étouffer. J'étouffe.
J'étouffe.
ESTHER repousse PAUL qui essaie de la retenir contre lui. Elle a du mal à respirer.
JEUNE PAUL
On a déjà été séparés,
c'est pas la première fois.
ESTHER
J'ai peur quand t'es pas là.
ESTHER est avec PAUL et KOVALKI à la gare.
NARRATEUR
Chaque départ
de Paul était un arrachement.
Esther sanglotait.
Parfois, elle lui disait
qu'elle avait peur
quand il n'était pas là.
Devant la gare
l'attendait Jean-Pierre ou Bob,
qui n'arrivait pas
à la consoler.
PAUL monte dans le train. Il en ressort et embrasse ESTHER.
ESTHER
J'ai peur quand t'es pas là.
JEUNE PAUL
Tu iras au cinéma avec
Jean-Pierre. Hein, Jean-Pierre?
KOVALKI
Ouais, ouais.
ESTHER
Mais je veux pas parler
avec Jean-Pierre.
Je veux pas que tu partes,
je veux pas rester toute seule.
CHEF DE GARE
Mademoiselle, vous montez
ou restez à quai?
ESTHER
Je peux pas.
JEUNE PAUL
Je t'écrirai dès ce soir.
CHEF DE GARE
Mademoiselle, s'il vous plaît.
ESTHER
(S'adressant au CHEF DE GARE)
Dégage. Recule-toi!
JEUNE PAUL
Lâche-le, maintenant.
ESTHER pousse le CHEF DE GARE.
ESTHER
Recule-toi, je t'emmerde.
Dégage! Recule!
PAUL retient ESTHER.
JEUNE PAUL
Arrête, arrête!
Faut que j'y aille. Arrête.
Faut que j'y aille maintenant.
Je suis désolé.
Arrête.
PAUL monte dans le train et les portes se ferment. KOVALKI donne un cachet à ESTHER et ils regardent le train partir.
KOVALKI
Hé, ça va aller.
T'inquiète.
ESTHER (Narratrice)
"Je t'écris pour
t'entretenir d'un fait rare
relatif à Jean-Pierre.
"Après t'avoir reconduit à la
gare, nous avons parlé
dans la voiture.
Il était plus triste que moi
pour une fois."
KOVALKI essuie les larmes d'ESTHER. Elle est assise du côté conducteur de la voiture. KOVALKI est accroupie à l'extérieur.
KOVALKI
Les deux abandonnés.
ESTHER
Toi, t'es pas abandonné.
KOVALKI
Depuis qu'il est à Paris,
Paul s'éloigne de moi.
C'était fatal.
ESTHER
C'est pas vrai.
Paul est ton ami.
KOVALKI
Ça a commencé quand vous êtes
sortis ensemble.
Je t'en veux pas,
je vous aime tous les deux.
Mais il a arrêté de passer
me voir quand il rentre.
Maintenant, il voit toi.
Moi, je lui pèse.
Je suis le boulet provincial.
ESTHER
T'as des idées noires.
Moi aussi,
j'ai des idées noires.
KOVALKI et ESTHER sont assis dans la voiture.
KOVALKI
Alors, voilà
comment ça va se passer:
tous mes amis vont partir.
Paul aujourd'hui, demain ce sera
toi, puis Bob, puis Ivan.
Moi, je vais rester tout seul
ici. Roubaix, c'est
ma malédiction.
Comme si je gardais
toute votre enfance,
mais vous en avez plus besoin.
ESTHER (Narratrice)
"Il était énormément flippé.
"Et il m'a avoué qu'il sentait
que votre amitié allait
vers sa fin,
"que tu n'éprouvais plus aucune
envie de le voir,
de lui parler.
"Il envisage un sombre avenir.
"Tous ses potes vont partir
peu à peu
et lui restera seul
à zoner à Roubaix."
PAUL est en classe, suivant un cours d'anthropologie. La professeure donne des explications aux élèves, concernant des images de gens sautant d'une tour de bois. Les gens sautent dans le vide en étant attachés par les pieds.
ESTHER (Narratrice)
"Il m'a dit qu'il avait
besoin de toi.
"Il m'a demandé
de ne surtout rien te dire,
"mais je suis obligée
de te le dire qu'il a pleuré.
"Fait extraordinaire et
flippant, J-P a pleuré
dans mes bras.
"C'était affreux.
Que faire?
"Pour le moment, il s'est
remis, mais je crois que
"c'est quelque chose qui
le travaille. Voilà l'anecdote.
Ça m'a assez remuée."
PAUL est dans le bureau de PROFESSEUR BEHANZIN et regarde sa collection de disques.
PROFESSEUR BEHANZIN
Paul.
JEUNE PAUL
Oui?
PROFESSEUR BEHANZIN
Vous aimez la musique?
JEUNE PAUL
Ah oui, beaucoup.
PROFESSEUR BEHANZIN
Vous pouvez mettre un disque.
PAUL choisit un disque et le met dans le tourne-disque. PROFESSEUR BEHANZIN s'endort sur sa chaise. Son livre tombe. PAUL se retourne à cause du bruit. Il ramasse le livre et regarde PROFESSEUR BEHANZIN dormir. Il l'embrasse sur la joue.
ESTHER est dans un parc, assise sur un banc. PAUL arrive derrière elle. Il pose ses valises et place ses mains sur les yeux d'ESTHER.
JEUNE PAUL
Je suis venue te sauver.
ESTHER pousse les mains de PAUL et se retourne.
ESTHER
T'es venu me sauver pour quoi?
JEUNE PAUL
Mais parce que tu es faible
et sans défense.
ESTHER
Arrête de parler, je comprends
jamais rien à ce que tu dis.
PAUL s'assoit près d'ESTHER.
JEUNE PAUL
Oh.
J'espère que t'es pas trop
sortie avec Bob.
ESTHER
Kovalki veut te voir.
JEUNE PAUL
Il veut me voir pour quoi,
ce con? J'ai rien à lui dire.
Un jeune homme est chez PAUL. Une soirée se donne dans la maison, la maison étant bondée. Le jeune homme ouvre la porte de la cuisine dans laquelle se trouvent BOB et ESTHER qui sont debout. PAUL est assis face à KOVALKI.
JEUNE PAUL
La porte!
BOB referme la porte rapidement.
JEUNE PAUL
On peut pas dire
que je sois un tyran.
Quand je rentre de Paris,
Esther me dit que vous
avez couché ensemble.
Alors, moi, je fais bonne
figure. Ça me tue,
mais je fais bonne figure.
Parce que tu es mon ami.
(S'adressant à ESTHER)
Et que toi,
je t'aime éperdument.
(S'adressant à KOVALKI)
Alors, je mets ça loin
derrière ma tête,
je me dis que je ne suis pas
de la police, que vous étiez
perdus, mais là...
KOVALKI
Esther n'est plus avec toi.
Maintenant, elle est avec moi.
Et les règles du jeu ont changé.
Je veux plus qu'elle te voie.
Je veux dire, tu peux rentrer
le week-end, mais l'embrasser,
tout ça, c'est fini.
JEUNE PAUL
Ah. Esther,
c'est toi qui dis ça?
ESTHER
Oui.
JEUNE PAUL
Tu sors vraiment avec ce type?
ESTHER
Oui.
KOVALKI
Mais elle est malheureuse
avec toi. Lâche-la un peu.
Des gens essaient d'entrer dans la cuisine. BOB tient la porte fermée.
BOB
N'entre pas, c'est occupé.
JEUNE PAUL
Bob, s'il te plaît,
tu pourrais nous laisser.
KOVALKI
Oui, laisse-nous.
JEUNE PAUL
(Hurlant)
Tais-toi! Ne parle pas
comme ça à mon cousin.
BOB
Je fais quoi?
JEUNE PAUL
Bob, fous le camp!
BOB sort de la cuisine.
JEUNE PAUL
Je suis très mal à l'aise:
ou bien nous discutons
tous les deux d'Esther
et toi, tu continues à te taire
et je me sens comme un maquignon
qui vend son bétail.
L'autre solution, Esther vient
s'asseoir. Vas-y, assieds-toi.
ESTHER
Non.
JEUNE PAUL
Et nous discutons
tous les trois, entre adultes,
de nos raisons matrimoniales,
et ça me fait tellement gerber.
KOVALKI
C'est fini.
Esther, tu lui dis,
s'il te plaît?
ESTHER
Je suis avec Jean-Pierre
maintenant.
KOVALKI
Tu as compris?
KOVALKI se lève et se tient près d'ESTHER.
JEUNE PAUL
C'est-à-dire...
Je crois que je vais en mourir.
Je voudrais que tu sortes
de ma maison.
KOVALKI
C'est ton frère qui nous a
invités à cette soirée.
JEUNE PAUL
Ah...
KOVALKI
Tu habites plus ici.
C'est plus ta maison.
JEUNE PAUL
(S'adressant à ESTHER)
Tu vas danser avec ce type?
Et puis quoi?
ESTHER hausse les épaules. Elle sort de la cuisine avec KOVALKI. IVAN arrive dans la cuisine.
IVAN
Ça va?
JEUNE PAUL
Je suis en cendre.
IVAN
Ah, merde!
JEUNE PAUL
C'est obligé que Jean-Pierre
et Esther passent leur
soirée à la maison?
Il y a personne
pour les foutre dehors?
(Hurlant)
Oh! Faut que j'aille où?
PAUL lit un livre au salon. DELPHINE fait le ménage. ESTHER arrive. DELPHINE sort de la pièce.
ESTHER
Je suis une pute, c'est ça?
JEUNE PAUL
T'es une pute à cause
de ce crétin de Kovalki
ou parce que c'est mal
de venir me parler?
ESTHER
Je me suis engueulée
avec ce connard.
JEUNE PAUL
T'as une grande gueule,
toi, hein?
ESTHER
Oui.
Il me supporte pas.
JEUNE PAUL
T'es insupportable.
ESTHER s'assoit en face de PAUL.
ESTHER
Oui. Je t'emmerde.
JEUNE PAUL
Ah, moi aussi, je t'emmerde.
ESTHER
Ne me blesse pas.
ESTHER et PAUL sont dans la chambre de PAUL à Paris.
JEUNE PAUL
Souvent, je croyais que sans
moi, tu serais moins bien.
Moins belle, moins insolente,
moins toi-même.
Puis tu m'as cru.
C'est une faute que
je me reproche sans cesse.
ESTHER
Sans toi, je suis moins bien.
JEUNE PAUL
Mais non. Non.
ESTHER
Des fois, je sais plus
quoi faire de moi.
J'étais même pas troublée, hein.
Kovalki, il est... Tu vois.
C'est un type, quoi.
Et puis, quand t'étais pas là,
il me colle tout le temps.
ESTHER et PAUL sont dans un train.
ESTHER
Hé!
ESTHER place ses mains sur le livre que PAUL lit. Ils se chamaillent.
JEUNE PAUL
Tu sais, je suis pas
le genre de type à--
ESTHER
Te marier et
avoir des enfants?
JEUNE PAUL
Comment tu sais?
ESTHER
Je te connais, Dédalus.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce que tu feras
après ton bac?
ESTHER
(Souriant)
Je vais te décevoir.
ESTHER arrive dans la chambre de PAUL.
ESTHER
C'est petit.
Alors, t'es content
que je sois là?
JEUNE PAUL
Ah, oui.
ESTHER ouvre la fenêtre et regarde la tour Eiffel.
ESTHER est couchée dans le lit. PAUL lit un livre, couché près d'elle. PAUL et ESTHER s'embrassent.
ESTHER mouille une serviette.
JEUNE PAUL
Ah, j'ai mal aux yeux.
ESTHER
Attends. Attends-moi.
JEUNE PAUL
J'ai mal aux yeux.
ESTHER
Viens.
ESTHER s'approche de PAUL avec la serviette. PAUL a les mains sur les yeux.
JEUNE PAUL
Ah...
ESTHER
Enlève tes mains.
JEUNE PAUL
Oui, oui, oui.
ESTHER place la serviette sur les yeux de PAUL.
ESTHER
Voilà.
Ça va mieux?
JEUNE PAUL
Oui. Oui.
ESTHER et PAUL sont couchés dans le lit.
ESTHER
Avec toi, je suis devenue
ce que je voulais être.
Je sais plus ce qui est à moi
et ce que tu m'as donné.
JEUNE PAUL
Je sais.
ESTHER
Je suis contente
que ce soit comme ça.
Parce que ça te lie
plus près de moi.
JEUNE PAUL
Non.
ESTHER
Si, si.
ESTHER et PAUL sont dans un parc à Paris.
ESTHER
Avant toi, je sentais pas
le temps passer.
C'est parce que je suis bête.
JEUNE PAUL
Ah non, non.
ESTHER
Si.
Mais tu m'aimes quand même.
JEUNE PAUL
C'était pas un compliment.
En principe, j'aime pas
l'intelligence des femmes.
Je trouve ça ordinaire.
Mais toi,
ta forme d'intelligence
ne me rebute pas.
ESTHER
C'est parce que tu sais
que je me servirai pas de
ma force pour t'écraser.
ESTHER prend PAUL dans ses bras.
ESTHER arrive chez elle en courant.
MÈRE D'ESTHER
Bonjour, ma chérie.
ESTHER
Non.
MÈRE D'ESTHER
Esther.
PÈRE D'ESTHER
Bonjour.
ESTHER court dans sa chambre.
ESTHER
Non!
ESTHER s'assoit sur son lit. Elle ouvre sa valise et en sort une robe. Elle place la robe sur son visage et inspire. Sa mère entre dans la chambre.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce qui
se passe, mon trésor?
ESTHER
Je sais plus.
JEUNE PAUL
C'est à cause de ce voyage?
ESTHER
Je sais pas
comment on doit vivre.
ESTHER est dans un café.
ESTHER
"Paul, j'ai dû arrêter
précipitamment le lycée
à cause d'un différend avec
Perreault, la prof d'allemand."
ESTHER est avec PERREAULT.
ESTHER
J'aime pas l'Allemagne ni
l'allemand. C'est moche.
C'est tous des nazis.
ESTHER est dans un café. Elle écrit une lettre à PAUL.
ESTHER
"Alors que je m'apprêtais
à sécher son cours,
"je l'ai croisée
à la sortie du lycée.
Je l'ai donc prévenue
que je n'allais pas
à son cours.
Perreault était en rage."
PERREAULT (Narratrice)
Demain, j'enverrai un courrier
pour avertir vos parents.
ESTHER
"Elle ne veut plus de moi
dans son lycée
"jusqu'à la fin de l'année.
Cette femme ne m'aime pas.
Aucun problème avec mes parents,
je passerai mon bac
toute seule."
NARRATEUR
Esther venait d'avoir son bac,
à la surprise de ses parents.
Comme Paul n'avait toujours pas
le téléphone,
elle envoya un télégramme à
la faculté où il était inscrit.
Une secrétaire
interrompit le cours,
transmit le télégramme
sous les yeux embarrassés
des autres élèves
qui craignaient
l'annonce d'un décès.
Paul ouvrit le télégramme:
c'était le bac d'Esther.
PROFESSEUR
Je vous vois vous agiter, là.
Que se passe-t-il?
JEUNE PAUL
Ah, non, c'est une bonne
nouvelle. Tout va bien.
PAUL entre dans le bureau de PROFESSEUR BEHANZIN.
NARRATEUR
Une semaine plus tard,
c'était au tour de Paul
de recevoir
le résultat de ses examens.
JEUNE PAUL
Madame?
CASSANDRE arrive.
CASSANDRE
Paul?
Mais qu'est-ce que
vous faites là?
JEUNE PAUL
Bonjour. Je devais voir
le Dr Béhanzin.
CASSANDRE
(Boulversée)
Oh...
Oh, Paul...
Paul, vous n'avez pas appris
la nouvelle?
JEUNE PAUL
Non.
CASSANDRE
(Pleurant)
Je suis désolée.
Le Dr Béhanzin est...
est morte avant-hier.
PAUL s'effondre par terre.
PAUL et CASSANDRE sont à la bibliothèque.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce qui s'est passé?
CASSANDRE
Elle avait une santé fragile.
Ça a été foudroyant.
JEUNE PAUL
Elle est où?
CASSANDRE
Le corps reposait
à l'hôpital de la Salpêtrière,
mais il est parti
ce matin pour le Bénin,
où elle sera enterrée
près des siens.
JEUNE PAUL
Pardon, je vous prie
de m'excuser.
CASSANDRE
Vous ne voulez pas connaître
le résultat de vos examens?
Dans son bureau, CASSANDRE trouve les résultats de PAUL.
CASSANDRE
Vous êtes reçu.
Vos notes vous seront envoyées
par courrier.
Félicitations.
JEUNE PAUL
Merci.
NARRATEUR
C'est à l'annonce de cette nouvelle,
dans un brouillard douloureux,
que Paul s'inscrivit
pour le doctorat.
Il ne devait lui
en rester aucun souvenir,
sinon que ce jour-là,
il était désormais orphelin.
Il ne partit jamais au Bénin.
PAUL se regarde dans le miroir. Il utilise de la suie pour se peindre le visage en noir.
NARRATEUR
C'est une année amère.
Esther et Paul sont
toujours ensemble.
Cela pourrait faire dix ans,
mais seulement deux années
viennent de s'écouler.
PAUL, le visage noir, est assis dans son lit.
JEUNE PAUL
À moi seul,
mon frère aîné, maintenant...
ESTHER est au magasin de se parents.
NARRATEUR
Esther entreprend de mornes
études à Lille.
Elle travaille au magasin
de ses parents et trouve
la vie grise.
Ses lettres sont maintenant
devenues quasi quotidiennes.
ESTHER est dans sa chambre. Elle écrit une lettre en pleurant.
ESTHER
"Paul, je vais sûrement
"t'écrire encore
une lettre d'abrutie.
"Tu en es arrivé
"à me manquer à un point tel
"qu'à chaque fois
que je pense à toi,
ou que je t'écris, mes larmes
coulent toutes seules."
"Je sais que tu m'aimes
et quand je pense à ça,
"j'ai mal au ventre
tellement je suis heureuse
"et tellement je sanglote.
"Tu seras le seul
que j'aimerai jamais.
"Quand tu rentreras,
"peut-être tu défonceras
ma porte à coups de hache.
"Je ne crierai pas de terreur.
"Je hurlerai de joie parce que
je suis folle de toi.
"Ou bien je tomberai dans les
pommes en souriant.
Esther."
PAUL écrit une lettre dans sa chambre. Il s'apprête à sortir. Il trouve une lettre à sa porte.
NARRATEUR
Chaque fois,
Paul s'empresse de répondre
à l'absence et le manque
qui grandissent.
Mais ses lettres
n'arrivent pas assez
vite pour réconforter Esther.
PAUL ouvre la lettre d'ESTHER. PAUL colle la lettre sur son visage.
ESTHER est dans sa chambre. Elle regarde la pluie tomber.
ESTHER (Narratrice)
"Tu sais,
je ne vais pas bien du tout.
"Je sais plus ce que je fais.
"J'ai peur de quelque chose,
de toi sûrement.
"Depuis quelques jours,
je suis anormale.
"Je ne parle à personne,
je suis toute seule.
"Excuse-moi de tout ça.
Mais à qui parler, sinon à toi?
Je suis tellement trop seule."
PAUL place une serviette mouillée sur ses yeux.
ESTHER (Narratrice)
"Je ne sais plus comment donner
de consistance à cette lettre,
et pourtant, je ne sais
pas arrêter de t'écrire."
ESTHER pleure et regarde la pluie.
ESTHER
"Tu veux savoir comment
c'est quand t'es pas là?
"Eh bien, c'est comme si dans
ma tête, je t'écrivais
tout le temps.
"Je repense aux dernières fois
où on s'est pourri la gueule
"et j'ai encore peur.
"Je voudrais que tout s'arrête.
"Mais bien sûr, je t'aime
et rien ne s'arrête,
et la peur grandit.
"Voilà. J'ai les yeux
boursouflés
"et du gaz dans la tête.
"Je suis très laide.
Enfin, j'imagine.
"Je dois plus plaire à personne,
sinon je serais pas toute seule.
"Je voudrais
que tu m'écrives vite.
"J'attends toute ta lettre.
Il faut faire quelque chose
pour moi.
Esther."
PAUL est dans sa chambre. Il regarde les photos d'ESTHER à son mur.
NARRATEUR
Autrefois, quoi
qu'Esther dise ou taise,
Paul lui trouvait du génie.
Il la trouvait drôle,
noble, triviale et précise.
Il aimait tous ses mots.
Aujourd'hui, ces mots
lui déchirent le coeur.
Esther s'étiole,
et c'est une honte de laisser
une telle fille s'étioler.
PAUL descend d'un avion. Il arrive au Tadjikistan. Il est un peu plus vieux.
NARRATEUR
Quatre années se passèrent
et ils s'aimèrent follement.
Esther eut encore
une quinzaine d'amants.
Paul arriva modestement
au chiffre de sept amantes.
Puis il obtint
une allocution de recherche
pour partir à Douchanbé.
PAUL est au téléphone au milieu d'un marché au Tadjikistan.
NARRATEUR
Quelques mois après son départ,
Esther lui annonça au téléphone
qu'elle décidait de rompre.
JEUNE PAUL
T'es sorti avec un type?
VOIX D'ESTHER
Évidemment,
je suis avec un type.
JEUNE PAUL
Ah... Ah, t'as besoin
d'un protecteur, toi.
VOIX D'ESTHER
Quoi?
JEUNE PAUL
Tu peux pas vivre sans
un protecteur. T'es une pute.
Une pute incertaine qui vacille.
Je te plains de tout mon coeur.
VOIX D'ESTHER
Ne me dis pas ça, Paul.
T'es un salaud.
JEUNE PAUL
Je ne le dis pas, mon amour,
je ne le dis pas.
VOIX D'ESTHER
C'est toi qui es parti,
pas moi.
JEUNE PAUL
Tu m'as jamais aimé.
VOIX D'ESTHER
C'est pas vrai.
Tu sais que je t'aime,
mais t'es trop loin.
C'est fini entre nous.
Je me déteste de te dire ça,
mais je vais raccrocher.
Je raccroche.
PAUL raccroche.
NARRATEUR
S'étaient-ils
fatigués l'un de l'autre?
S'ils se croisaient
dans la rue, ils s'éviteraient.
À quoi bon l'amitié quand
leur passion était intacte?
PAUL marche dans les rues de Douchanbé. Il entre dans un café et s'assoit avec SLIMANE.
SLIMANE
Alors, des nouvelles du pays?
JEUNE PAUL
Ouais.
SLIMANE
Des mauvaises nouvelles?
JEUNE PAUL
Un peu.
C'est ma copine, c'est fini.
SLIMANE
Je suis désolé.
JEUNE PAUL
Ne sois pas désolé,
c'était déjà fini avant.
PAUL et SLIMANE prennent le thé dans le désert avec un vieil homme.
NARRATEUR
Deux fois, Ivan fit savoir
à son frère qu'Esther
manquait d'argent.
Elle s'installait
à Paris et avait bien
du mal à s'en sortir.
Paul avait enfin
un travail. Il envoya deux
fois la somme de 1000 francs.
La voiture de PAUL tombe en panne dans le désert. Il lit un livre sur le bord de la route.
NARRATEUR
Il joint à son courrier
un poème de Yeats, qu'il
commentait trop longuement.
C'est que Paul lisait Yeats
à l'époque.
Esther lut le
courrier en souriant.
Il n'avait pas changé:
trop fiévreux, obscur.
Texte narratif :
Épilogue
PAUL, adulte, marche dans un parc à Paris.
NARRATEUR
Ainsi, Paul a retrouvé
la France.
Il s'est installé à Paris,
il y vit seul,
son travail au Quai d'Orsay
lui prend peu de temps.
PAUL est chez lui. Une lettre est glissée sous la porte.
NARRATEUR
La vie s'écoule paisiblement
et il se sent plein d'énergie.
Par un matin ensoleillé,
il reçoit une lettre
de Jean-Pierre Kovalki.
Son vieil ami devenu chirurgien
lui demande l'adresse d'Esther.
La colère de Paul
ne s'est pas éteinte.
PAUL va chercher la lettre. Il revient dans le salon et se voit à 8 ans. L'enfant disparaît. PAUL s'assoit et lit la lettre.
PAUL est dans le grenier. Il est entouré de vieilles lettres et de cahiers.
PAUL ADULTE
"Kovalki,
"l'été est passé
comme une flèche.
"Nous voilà en janvier
"et disons qu'ici,
je t'envoie mes voeux
pour la nouvelle année.
"Si je t'écris aujourd'hui,
c'est que ces derniers jours,
"je relisais
les lettres d'Esther.
"Dix ans de correspondance.
"Je n'y suis allé au bout
tant j'étais ému.
Horrifié par mes fautes."
"Il me semble qu'Esther et moi
avons su nous remettre
d'avoir été ensemble."
"Cette sorte d'utopie.
Ô, je l'ai désirée."
"Et je crois qu'Esther aussi,
à sa manière, a désiré
que notre liaison ne connaisse
jamais de fin."
"Je sais que pour moi,
ce fut pour le meilleur.
"Sans elle... sans elle,
rien du tout.
Sans elle, ma vie
ne m'importait pas."
"Depuis notre rupture,
je vis dans la terreur
"que pour elle,
je suis le pire.
"Ce n'est pas depuis
notre rupture.
"Depuis mes 19 ans,
je suis hanté par la crainte
de n'avoir pas été
assez bien pour elle."
"La certitude que je cherchais
et que je ne sais m'accorder,
bon an, mal an,
avoir été bien pour elle."
PAUL assiste à un opéra.
PAUL ADULTE (Narrateur)
"À l'époque,
je me demandais souvent
pourquoi tu ne sortais pas
"avec des médecins,
"des chirurgiens
très brillantes.
"Il devait y avoir
des belles filles à la fac.
"Pourquoi ne
les ramenais-tu pas?
"Aujourd'hui, je crois que
"c'est parce
qu'Esther se présentait
comme une fille rassurante.
"Pour toi, elle était
une absence d'ambitions.
PAUL est dans une petite salle et fume une cigarette.
PAUL ADULTE
"Esther m'impressionnait.
"Sa morgue.
"Et elle triomphait de voir
que je ne cessais de la choisir.
"Parmi toutes ses rivales,
je l'ai choisie pendant six ans,
les yeux ouverts
tremblant de peur."
"Pour Bob comme pour toi, Esther
était une fille sans danger.
Moi, je ne voulais pas être
protégé, et j'ai été servi."
"Mais pour qui me prenez-vous?
"Comment ai-je pu
vous laisser jouer ainsi
"avec le plus précieux?
"C'est surtout
que je n'y pouvais rien.
"Je vivais à 200 kilomètres,
Esther était si jeune
et si seule.
"Je réalise seulement
aujourd'hui
"que nous étions un couple
de jeunes pauvres.
"Ah, je déteste d'avoir été
cet ami pratique
"à qui vous preniez ses femmes,
tant vous manquiez de curiosité
pour le monde féminin."
PAUL assiste à l'opéra.
NARRATEUR
Paul n'avait
jamais terminé sa réponse
à Kovalki.
Quelques mois plus tard,
il le croisait par hasard
à la sortie d'un concert.
PAUL reprend son manteau. KOVALKI s'approche avec VICTORINE, sa femme.
KOVALKI ADULTE
Paul?
Ça alors, c'est pas croyable.
PAUL ADULTE
(Riant)
Kovalki.
KOVALKI ADULTE
J'étais justement
en train de penser à toi.
(S'adressant à VICTORINE)
C'est Paul qui m'a fait
découvrir Hugo Wolf.
VICTORINE
Ah!
KOVALKI ADULTE
Notre adolescence.
Je te présente Victorine,
mon épouse.
PAUL serre la main de VICTORINE.
PAUL ADULTE
Enchanté. Madame.
VICTORINE
Enchanté. Bonjour.
KOVALKI ADULTE
On rentre à l'hôtel.
Deux provinciaux en visite.
PAUL ADULTE
Ah, c'est bien.
VICTORINE
Vous ne voulez pas
que nous allions boire un verre?
PAUL, KOVALKI et VICTORINE sont dans un bar.
VICTORINE
Vous étiez où, alors,
pendant toutes ces années?
PAUL ADULTE
À Douchanbé,
au Tadjikistan.
C'est une ancienne
république soviétique.
KOVALKI ADULTE
Paul est docteur, lui aussi.
VICTORINE
Je crois que j'avais jamais
rencontré personne qui soit
allé au Tadjikistan.
PAUL ADULTE
Mes recherches m'ont aussi
conduit au Kazakhstan,
en Ouzbékistan, jusqu'en Iran.
VICTORINE
C'est fascinant.
PAUL ADULTE
Bien...
VICTORINE
Un jour, nous avons eu
un patient ouzbek à la clinique.
(S'adressant à KOVALKI)
Tu sais, il était hospitalisé
pour un problème pulmonaire.
(S'adressant à PAUL)
Et il était très embêté
de ne pouvoir appeler sa femme.
Il craignait
qu'elle ne s'inquiète.
Alors, je lui ai prêté
mon téléphone portable.
PAUL ADULTE
C'est gentil, ça.
VICTORINE
Et en rentrant le soir,
j'ai regardé sur une carte
pour savoir où ça se situait.
J'en avais pas la moindre idée.
PAUL ADULTE
Peu de gens le savent.
KOVALKI ADULTE
Je t'ai écrit une lettre
l'année dernière.
Ton frère a dû se tromper
d'adresse, non?
PAUL ADULTE
Non, je l'ai reçu, ta lettre.
Mais je n'ai pas souhaité
te répondre.
KOVALKI ADULTE
Ah...
PAUL ADULTE
J'avais commencé à t'écrire
et puis je me suis arrêté.
Ce que tu voulais de moi,
c'était l'adresse d'Esther.
Je me suis dit
que tu l'obtiendrais
par d'autres moyens.
VICTORINE
Qui est Esther?
KOVALKI ADULTE
Je vois pas de quoi tu parles.
VICTORINE
Quoi? Parce que madame
est là, il est interdit
de parler d'Esther?
C'était pourtant pour prendre
de ses nouvelles que
tu m'as écrit, non?
Tu disais vouloir penser
à Esther, c'est pas ça?
KOVALKI ADULTE
Je t'en prie, Paul.
C'est ni le lieu ni le moment.
VICTORINE
Oui, bien sûr.
Jean-Pierre Kovalki sait
toujours ce qui est opportun.
KOVALKI ADULTE
Tu as bu avant
de venir ici, non?
PAUL ADULTE
Quand je repartais pour Paris,
qui attendait Esther devant
la gare pour la consoler
de mon absence?
C'était toi ou Bob?
La consoler,
c'était la persuader
de vous accorder ses faveurs.
KOVALKI ADULTE
Ça suffit.
Tu dis n'importe quoi.
PAUL ADULTE
Bon sang, Kovalki, j'avais
19 ans, Esther en avait 16.
J'ai relu ses lettres.
Elle m'y raconte
comment vous la persuadiez.
Vous l'invitiez
au cinéma, au resto.
Moi, j'étais loin, peu fiable.
Mon absence nous déchirait.
C'était si aisé pour vous.
Et puis je voulais pas
qu'Esther mène une vie de nonne.
Alors, oui,
elle couchait avec toi.
Comme elle a couché avec Bob,
avec Pénélope
et d'autres encore.
Ses lettres,
c'est une telle honte.
Oui, quand tu semblais
rassurant,
moi, j'étais l'incertitude.
Et aujourd'hui, tu me dis que
c'est ni le lieu ni le moment?
Jean-Pierre, tu as tourné
autour de ma compagne
pendant quatre ans.
Quatre! Tu la guettais...
VICTORINE
C'est vrai ce qu'il raconte?
KOVALKI ADULTE
Je suis désolé de t'infliger
tout ça.
Je pensais que
ça nous serait passé
au bout de toutes ces années.
Je constate que depuis
notre dernière rencontre,
tu t'es pas
du tout calmé, hein?
PAUL ADULTE
Dernière rencontre?
À Paris, il y a huit ans? Ah
oui, je m'en souviens très bien.
J'étais grossier, putain.
D'une bêtise invraisemblable.
Toi, tu te taisais.
Peut-être que tes silences
exigeaient de moi un peu
de compassion.
Ma compassion, mes couilles!
Tu me contactes à nouveau,
tu m'écris vouloir
penser à Esther,
mais je te réponds
avec la même outrance qu'hier
que tu aimais Esther,
mais je le conteste.
KOVALKI ADULTE
Arrête, Paul.
Arrête maintenant.
PAUL ADULTE
Comme moi,
tu connais les codes.
Ils sont dans tous les westerns,
les films policiers,
les mélodrames
que nous regardions à la
télé quand on était enfants.
Alors, je ne vois pas pourquoi
tu ignorerais la morale
qui t'a été enseignée,
comme à moi, par les intrigues
les plus populaires.
Notre vie à Esther et moi
a été tout sauf confortable.
J'ai jamais eu d'appart
où vivre avec elle.
Elle sortait avec moi, j'ai
jamais pu lui payer de vacances.
J'étais une bien mauvaise
affaire et pourtant...
nous avons été heureux,
je crois.
Intact, voilà
ce que je t'aurais écrit.
Un amour intact,
un chagrin intact.
Ma fureur intacte.
PAUL marche dans la rue. Des feuilles de papier virevoltent autour de lui. PAUL en prend une. C'est une page tirée d'un livre en grec.
ESTHER et PAUL, jeunes, sont couchés dans le lit d'ESTHER. Ils sont nus. Elle lit une phrase en grec tirée d'un livre.
ESTHER
Ça veut dire: "Je pense
que les dieux existent.
Je ne suis pas athée."
Et ça.
ESTHER lit un autre passage en grec.
JEUNE PAUL
Cette lettre,
c'est comme en russe,
elle se prononce comme un "F".
ESTHER
Ouais, c'est un "Phi"
"Phèdre." Cette phrase,
elle est pour toi.
JEUNE PAUL
Qu'est-ce que ça veut dire?
ESTHER
"Tu es divin en ce qui
concerne les discours",
ô, Paul Dédalus.
JEUNE PAUL
Ça, qu'est-ce qu'elle
signifie, celle-ci?
ESTHER lit à voix haute en grec.
ESTHER
"Enfant, où êtes-vous
désormais?"
JEUNE PAUL
Pourquoi t'as arrêté le grec?
T'as l'air très forte.
ESTHER
Au début, j'étais intéressée
à cause de l'alphabet.
Ça faisait comme un code secret,
je pouvais crâner.
Et puis ça m'a emmerdée. Tiens.
Je te les donne.
JEUNE PAUL
Tu ne t'en serviras plus?
ESTHER
Pas dans cette vie.
ESTHER et PAUL sont couchés dans le lit.
JEUNE PAUL
Un jour,
j'ai donné mon identité
ESTHER
À qui?
JEUNE PAUL
À un type.
C'était en URSS.
Maintenant, je sais que quelque
part au monde, il y a
un double de moi.
ESTHER
Quoi?
JEUNE PAUL
Quand j'étais adolescent,
j'ai dû donner
mon identité à un type.
Je sais plus si je suis le bon.
ESTHER
Moi, je sais
que t'es bien le vrai.
JEUNE PAUL
Alors, c'est l'autre
qui est mon double?
ESTHER
Oui, mon amour.
ESTHER embrasse PAUL et goûte ses lèvres.
ESTHER
Hum...
Je confirme.
PAUL et ESTHER rient.
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